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réelle entre le spécial et l’universel ; car de même que le concret contient l’abstrait, l’universel philosophique est toujours virtuellement renfermé dans le particulier scientifique. La science spéciale ne s’oppose donc que verbalement à la vraie philosophie ; mais elle a toujours été l’ennemie implacable de la méthode qui consiste à mettre la charrue avant les bœufs ou à vouloir atteindre le but sans employer les moyens qui y conduisent.

Dans son Essai sur les fondements de nos connaissances, un philosophe estimable quoiqu’à peu près oublié aujourd’hui, M. Cournot, distingue cinq formes principales de développement intellectuel, qu’on peut, dit-il, (c en les énonçant dans l’ordre qui rappelle assez bien leurs alliances et qui est conforme à ce que nous savons de la marche générale de la civilisation », désigner ainsi :

Religion — Art — Histoire — Philosophie — Science.

« Toute civilisation, dit expressément cet auteur, a commencé par la religion et s’y est d’abord concentrée tout entière ; l’art et la poésie sont nés à l’ombre et sous l’influence de la religion ; l’histoire de la nature et de l’homme s’est dégagée plus tard des enveloppes mythologiques et poétiques ; et partout la philosophie, en se rattachant d’abord aux symboles de la religion et de l’art, a devancé la science, qui semble la dernière conquête de l’esprit de l’homme et le produit d’une civilisation parvenue à toute sa maturité. L’histoire fait appel à l’art et à la philosophie ; la science peut rarement s’isoler de la philosophie et de l’histoire ; mais les alliances et les combinaisons de principes divers ne doivent pas être une raison de les confondre. Tous les efforts qu’on a pu faire pour les mettre en antagonisme n’ont jamais réussi à les déraciner de l’esprit humain, parce qu’ils tiennent essentiellement à sa nature et à la nature de ses rapports avec les objets extérieurs. On l’a dit maintes fois, de la religion et de la philosophie, de la poésie et de la science : il faut le dire pareillement de la science et de la philosophie. Insistons donc sur ce point capital que nous avons eu surtout en vue : à savoir, que la philosophie n’est point une science, comme on le dit si souvent, et que c’est pourtant quelque chose dont la nature humaine, pour être complète, ne peut pas plus se passer qu’elle ne pourrait se passer de la science et de l’art[1] »

Cournot a grandement raison de vouloir tracer une ligne de démarcation profonde entre la science et la philosophie ; mais ce point n’est pas essentiel à son schème qui décrit les faits d’une façon superficielle, flatte les vieux préjugés et ne tient aucun compte des rapports cachés des phénomènes.

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