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ANALYSES.a. bertrand. Science et psychologie.

répandant au dehors, elles envahissent la nature, elles enveloppent tous les êtres. Si l’expérience et la réflexion les achèvent, la volonté les commence, les crée.

Mais comment ces notions nées en nous passent-elles hors de nous ? Comment une donnée de la conscience, individuelle et subjective, devient-elle un principe de la raison, universel et objectif ? Ce problème marque le passage de l’analyse à la synthèse. Mais aussi le même philosophe, qui jusqu’alors a fait preuve d’une rare puissance d’observation, désormais va hésiter, et finalement échouer. « Si, dit-il, du sentiment que nous avons de notre moi au moment même où il agit, nous passons à la croyance que quelque chose en nous persiste, c’est-à-dire à la notion d’une substance, d’une cause permanente, c’est qu’une nécessité de notre esprit nous y détermine. » — « Qui peut nier, ajoute-t-il, que les notions d’êtres, de substances, et avant tout de causes efficientes ou de forces ne soient des résultats nécessaires et primitifs des lois constitutives de l’esprit humain) » (p. 162). Cela revient à dire que la raison suppose trois sortes de termes : 1o les notions dérivées de la conscience ; 2o  les lois inhérentes de l’esprit ; 3o l’action de ces lois sur ces notions. Mais alors que sont ces lois ? D’où viennent-elles ? Comment agissent-elles ? Biran ne le dit pas.

Plus loin, il reprend : « Si l’on demande comment nous pouvons transporter la force constitutive de notre moi aux objets extérieurs ou aux substances étrangères, et comment, prenant d’abord en nous-mêmes l’idée de cause efficiente, nous pouvons l’attribuer à des êtres qui ne sont pas nous, nous pourrons nous contenter de répondre que cela se fait ainsi par un principe d’induction qui se lie immédiatement au fait primitif de notre existence individuelle » (p. 241). Nous nous permettrons de n’avoir pas le contentement si facile. Car il reste à savoir ce qu’est ce principe d’induction et ce qui gouverne son action.

Biran devait plus tard reconnaître son illusion. « Entre le sentiment individuel de la causalité du moi et la croyance ou notion universelle de cause, il y a un abîme qui ne peut être franchi avec le seul secours de l’analyse, et par l’analogie ou l’induction. » Cet aveu du Journal intime (Ed. Naville, p. 201) est une critique décisive de la théorie. Elle clôt toute discussion.

D’ailleurs, à en croire Biran lui-même, rien ne serait surprenant dans cet insuccès. Toute théorie de la raison est une construction métaphysique. Or métaphysique et psychologie s’excluent, et le plus souvent on ne réussit dans l’une que pour échouer dans l’autre (p. 4). Nous avons donc de quoi nous consoler. La métaphysique biranienne est de sable. Sa psychologie est d’argile, et la philosophie de l’effort n’a pas dit son dernier mot.

L. Gérard-Varet.