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G. SEGRÉTAN. — L’ÉCONOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE

considération des faits concrets, dans leur enchaînement effectif, lui fournira des lois empiriques et lui donnera la clef de l’histoire économique des nations ; mais ces faits concrets sont l’ouvrage d’hommes concrets, ils se sont produits sous l’influence de mobiles compliqués et variables, et non sous l’influence exclusive et continue du mobile économique, le souci du lendemain, la préoccupation simple de s’enrichir. La connaissance de ces divers mobiles sera fort utile à l’économiste, mais s’il nourrit le dessein d’édifier une théorie propre à servir de base à la pratique, s’il poursuit une science dont il puisse tirer un art dont l’utilité légitimera l’emploi qu’il fait de son temps et de son travail, il faut qu’il sache faire abstraction de ces mobiles accessoires, hétérogènes. Assurément, la richesse n’est le but vrai, le but final ni du particulier ni de l’État, et l’art de s’enrichir, l’économique appliquée ne saurait être l’unique flambeau du législateur et ne prononce pas le dernier mot de la politique ; mais il est indispensable au législateur de la posséder afin de savoir où il va. Pour acquérir cet art, il le faut dégager ; il faut donc isoler le mobile économique des mobiles meilleurs ou pires, il n’importe, mais différents, lesquels varient suivant la diversité des relations et des caractères. Il faut, par une abstraction consciente et réfléchie, se demander quelle serait la conduite raisonnable d’un homme seul, puis d’un groupe et finalement de l’humanité, s’ils agissaient sans entrave, dans la plus entière indépendance, avec l’intention simple et fixe de pourvoir aussi complètement que possible à la totalité de leurs besoins. Il n’y a pas d’autre moyen d’arriver à l’économique exacte ou normale, et si nous en avions jamais douté, les programmes de l’école historique nous auraient ramené dans le droit chemin. Le tort des pères de la science, tort dont leur nationalité fournirait peut-être l’explication, c’est d’avoir parfois semblé confondre cette abstraction avec la réalité ; c’est ainsi que, dans quelque mesure, ils auraient mérité le reproche de fabriquer un homme imaginaire. L’homme économique est un idéal, presque autant que l’homme social dont parle de nos jours un prédicateur populaire[1]. Ce n’est pas l’homme moyen, l’homme type, c’est moins encore un modèle à suivre, c’est une fiction abstraite, mais une fiction dont la science ne peut guère mieux éviter l’emploi qu’elle ne saurait, dans un autre domaine, se passer des figures géométriques.

Ainsi l’économique, naissant du besoin, plonge ses racines dans l’expérience, dont l’histoire du passé ne forme qu’une partie, puis s’élève par l’abstraction à la science, pour aboutir à l’art, qui donne

  1. Non pas M. Stœcker, mais M. Fallot.