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notes et discussions

chimérique ? Voltigez donc au gré de la fortune, plaisirs et douleurs ; attachez-vous au hasard à tous les sujets, et ne souffrez pas d’accaparement de leur part : aucun d’entre eux n’a le droit de vous retenir, comme aucun n’a le droit de vous écarter ; car aucun n’existe que par vous, et cela, dans les strictes bornes de vos apparitions sporadiques et momentanées. Puisque chacun est limité à la portée même que vous lui donnez en coïncidant avec lui, quelle ridicule prétention c’est pour lui que vouloir vous attirer ou vous repousser ! Essences aériennes et sans maître, caressez et heurtez passim : passifs, nous vous attendrons.

Tout cela revient à dire, monsieur le Directeur, qu’il est impossible de considérer les tendances égoïstes de l’individu comme quelque chose de fondé en raison, si l’on n’admet pas dans chaque vivant l’existence d’un sujet identique, auquel s’attribuent en commun les phénomènes consécutifs, dételle façon que le moi d’aujourd’hui puisse redouter ou désirer les malheurs ou les bonheurs qui arriveront demain au même moi. Si ce centre n’existe pas, la conduite ordinaire que nous voyons tenir aux vivants (et même à celui qu’on dit être leur prince par droit d’intelligence majeure), l’habitude où l’on est si fréquemment de se préférer soi-même aux autres, tout cela devient autant de pratiques dans lesquelles l’analyse ne peut rien découvir de sensé.

Cela étant, comment se fait-il que les sentiments égoïstes se soient formés chez un être supérieur comme l’homme, et qu’ils soient précisément le plus développés, dans l’espèce humaine, chez ceux de ses représentants qui ne passent pas pour les plus déshérités ? Puisque ce n’est pas en vertu d’un calcul réfléchi que nous pouvons être inclinés à l’égoïsme, comment se fait-il que, le plus ordinairement et le plus hygiéniquement, ce soit l’égoïsme qui nous détermine ? Pourquoi la crainte de la douleur, l’appétition du plaisir ? pourquoi l’effort actuel en vue d’un bien-être subséquent ? — La seule réponse à cette question qui soit compatible avec les principes de la science est la suivante : la crainte et l’appétition ne sont autre chose que des instincts ; l’effort qui les complète n’est qu’une impulsion suggérée par la nature au vivant, dans l’intérêt pur et simple de sa conservation organique, et par là du salut de l’espèce. Prenons d’abord pour exemple l’appréhension du mal : on y verra facilement la confirmation de notre thèse.

Dès que j’ai l’idée d’une douleur future pouvant éprouver mon corps, ou mieux, dès que j’ai l’idée d’un moi-souffrance pouvant naître dans l’organisme qui sert de soutien au moi actuel, je suis poussé par une puissance aveugle à placer ledit organisme dans des conditions où il évitera de devenir le support du dit moi-souffrance. Nous nous imaginons ingénument qu’il y a, dans notre acte, calcul intéressé, prévision personnelle ; mais il n’en est rien : car le moi-souffrance futur, comme on le sait à présent, ne peut toucher en rien le moi actuel qui est séparé de lui par l’abîme du temps. Seulement, comme la souffrance accompagne d’ordinaire un état organique périlleux, la nature