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notes et discussions

qui souffrirait de ce mal ? Quelqu’un qui à coup sûr ne sera ou ne serait pas moi, ce moi bénévole qui présentement sue sang et eau pour préparer un lit de roses à son heureux successeur. Cette crainte du besoin, par exemple, qui me fait accumuler des biens pour l’avenir, à grand renfort de fatigues et aux dépens de mes concurrents, cette crainte est tout à fait injustifiable. L’homme vieux et usé auquel je ménage un repos doré n’aura pas plus de rapport avec l’homme jeune et ardent qui prend généreusement en main ses intérêts, que ne peut en avoir le rival même dont le dernier sacrifie le bien-être au premier. Bien plus, dans l’étroit espace d’une seule journée je suis plusieurs êtres, beaucoup d’êtres, une infinité d’êtres, qui tous sont aussi étrangers les uns aux autres qu’aux êtres contemporains logés dans les corps voisins. L’état agréable qui, par mes soins, se produira tout à l’heure dans mon organisme, ne m’appartiendra pas davantage, que celui dont tout autre organisme pourrait devenir le théâtre au même moment. Pourquoi, dès lors, cette somme de faits qui constitue actuellement ma réalité mentale travaille-t-elle pour que telle somme de faits futurs, ayant pour caractéristique le plaisir ou l’absence de douleur, aille se placer dans la série dont elle est elle-même un des anneaux, plutôt que dans n’importe quelle autre série ? Appelons la jouissance provocable dans un être vivant par un bon morceau que j’aperçois derrière les vitrines du restaurateur : pourquoi l’agrégat de phénomènes qui me constitue actuellement, à titre de perception d’un bon mets, veut-il que cette jouissance se manifeste tout à l’heure dans le corps qui l’héberge elle-même, plutôt que dans n’importe quel autre corps ? À chaque moment de ma vie je suis dans mon corps comme dans une hôtellerie où je ne remettrai plus jamais les pieds : en quoi m’importe-t-il que les hôtes destinés à me remplacer y soient bien ou mal servis ? Que signifie de me dire à moi-même : j’ai envie de jouir, j’ai peur de souffrir — puisque ce je n’est absolument rien en dehors de son existence instantanée, puisque la jouissance et la douleur de l’avenir sont entièrement étrangères à ce qui s’en forme actuellement une idée ? L’écume qui blanchit sur la crête d’une vague doit-elle s’inquiéter du sort de la poudre qui se formera au faîte de la même vague, quand celle-ci aura mille fois, ou même une seule fois, changé ses contours et renouvelé sa cime ?

Et qu’on n’invoque pas le corps comme prétendu lien des modes de conscience successifs, comme trait d’union entre l’état affectif prévu et l’état affectif réalisé. Car de deux choses l’une : ou bien cette prétendue union est d’ordre dynamique et se rapporte à la vie du corps ; ou bien elle est d’ordre statique et se rapporte à la masse même du corps. Dans le premier cas, on ne peut la nommer autrement que : consensus entre les phénomènes, courant continu des faits, forme identique sous la matière changeante, et ainsi de suite. Or toutes ces expressions, si on ne les interprète pas dans un sens animiste, sont simplement de vains mots. Il faut que ce consensus, ce courant, cette forme, soient