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de son ouvrage sur l’Avancement des sciences (1623), que tout dans la nature est doué de perception (entendons ce mot au sens de Leibniz, quand plus tard il l’opposera au mot aperception). Tout, dira Gassendi de même, est doué de sentiment (sensus, l’expression dont s’était servi Campanella). Il n’était pas sans intérêt de faire voir la forme nouvelle que prenait, en renaissant dans cette première moitié du xviie siècle, le vieil atomisme de Démocrite, et comme il préparait la voie à une doctrine toute contraire, la monadologie de Leibniz.

Comment ne point songer à Leibniz encore, lorsque M. T. nous représente Gassendi comme un partisan décidé des causes finales dans l’explication du corps de l’animal, dans la plante, et jusque dans les minéraux ? On sait la conciliation que les plus grands esprits pensèrent trouver, dans la seconde moitié du xviie siècle, entre le mécanisme et la finalité, et qu’acceptèrent longtemps, même au milieu du xviie siècle, des savants comme Bonnet (de Genève). Les droits du mécanisme étaient reconnus de tous. Seulement on reportait à l’origine des choses, lors de leur première création, l’action de la finalité. Tous les organismes qui constituent maintenant les différentes espèces, tous ceux qui dans chaque espèce la continuent en la renouvelant sans cesse d’une génération à la suivante, sont sortis primitivement d’une main assez habile et assez intelligente pour les former, celle de Dieu même. « À la vérité, dira Leibniz, le mécanisme suffit pour produire les corps organiques des animaux, pourvu qu’on y ajoute la préformation. Je n’admets le surnaturel ici que dans le commencement des choses à l’égard de la première formation. » Et, avant Leibniz, Malebranche pensait déjà que le mécanisme, abandonné à sa seule action, était plutôt capable de détruire que de former quelque chose, mais qu’il pouvait servir cependant à faire apparaître, chacune en son temps, des formes préparées d’avance par une cause supérieure. Lui aussi il faisait agir Dieu au commencement des choses avec intelligence et sagesse ; ensuite le mécanisme suffisait à tout. Or cette théorie, si curieuse comme tentative de conciliation entre deux doctrines ennemies, paraît avoir été celle de Gassendi lui-même. Non pas qu’il admît dans toutes ses conséquences la préformation des germes, et qu’il se plût à calculer, comme fera Malebranche, les dimensions que devaient avoir dans le sein de la première abeille, il y a six mille ans, celles qui virent le jour en l’année 1687 seulement et qui se trouvaient, pensait-il, toutes formées dès le commencement du monde. Pourtant Gassendi insiste déjà sur l’extrême petitesse des parties de la matière, dans une page que M. T. a justement rapprochée (p. 65) d’une des plus belles de Pascal ; et il admet ainsi d’avance que la place ne manquera pas, même dans les plus petits corps, à ces germes infinitésimaux. Mais surtout Gassendi nous montre Dieu qui, « dans la première création du monde, donne en même temps la fécondité à la terre et à l’eau en créant les semences de tout ce qui fut alors et qui devait ensuite être engendré » (p. 98). Si l’intelligence divine n’intervient plus à chaque