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ANALYSES.a. loria. Teoria economica, etc.

trice, sans emploi normal sur le continent, se lancer dans des entreprises coloniales ou des spéculations aventureuses. » Autrement dit, les croisades étaient l’expédition du Tonkin du moyen âge. Bien mieux, l’admiration qu’elles ont suscitée « forme un parfait pendant à l’enthousiasme que provoqua en Hollande, à une certaine époque, la spéculation sur les tulipes, ou en Angleterre, le projet d’épuisement de la mer Rouge, ou toute autre idée insensée, et à la Kermesse financière qui, de nos jours encore, enflamme pour les motifs les plus fous, les nations les plus sages ».

J’ai fait mon possible pour résumer, sans la mutiler, l’idée de M. Loria. Il faudrait un volume pour réfuter ses exagérations tout en lui faisant sa part de vérité. Je me bornerai à deux aperçus. — D’abord est-il vrai que propriété et souveraineté soient liées ? Oui. Mais est-il vrai que souveraineté dérive de propriété ? Non ; ce serait plutôt l’inverse. En tout cas, faire fortune n’a jamais été qu’un des moyens d’arriver au pouvoir, non le seul ni le meilleur ; et les ambitieux, au contraire, savent très bien que s’emparer du pouvoir, par coup d’état, banquets, discours, barricades, etc., est le plus sûr moyen de faire fortune. Sur ce point, la preuve est faite. Être pauvre et n’avoir rien à perdre est souvent et a souvent été dans le passé, depuis les condottieri jusqu’aux politiciens modernes, une excellente condition pour faire son chemin politique. Quand la richesse mène à la puissance, c’est que déjà l’extorsion violente ou l’habile acquisition de certains privilèges qui constituaient une réelle puissance avaient permis à la richesse de s’accumuler. Si le tiers-état est devenu en 1789 la classe dominante, ce n’est pas qu’il fût la classe la plus riche ; la noblesse et le clergé réunis, et même pris à part, l’emportaient sur lui sous ce rapport, malgré leur annihilation politique ; c’est cependant parce qu’il était parvenu à un certain degré d’aisance qui l’enfiévrait du désir de monter plus haut. Mais ce petit capital, comment avait-il pu le former ? Grâce à l’insurrection des communes. Les grands moines du moyen âge, saint Bernard par exemple, le premier homme d’État de son temps peut-être, commençaient par faire vœu de pauvreté, et leur monastère même, au temps de son apogée politique, était pauvre. Les ordres mendiants ne se sont enrichis que par l’exercice du pouvoir. — Remontons, comme le veut la méthode historique, à l’origine des sociétés. L’idée de M. Loria revient à dire que les pouvoirs sur les personnes sont engendrés par les pouvoirs sur les biens, que les droits personnels sont la suite et la conséquence des droits réels. Le contraire est vrai : les premiers droits n’ont pu être que des droits personnels : la patria potestas a précédé nécessairement la propriété et l’a produite. Or, la patria potestas est certainement la source de toute autorité politique ou religieuse, et tous nos sacerdoces, comme toutes nos magistratures, n’en sont que des démembrements. L’homme primitif, chasseur ou pêcheur, « plus souvent chassé que chasseur », dit très bien Bourdeau, n’a point de domaine ni de capital, il n’a qu’une royauté théocratique qui lui assujettit ses