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à cerveau lésé ne se dirige pas aussi habilement. Quand on le cerne dans un coin, il va droit au mur, et, très effrayé plus effrayé peut-être qu’un canard normal — il ne songe pas à s’enfuir à droite ou à gauche. Il n’est plus assez intelligent pour cela ; il n’ose pas quitter la place où il est, et reste, le bec au mur, sans chercher une évasion. Souvent, quand il est ainsi poussé en avant, au lieu de prendre les voies latérales et de passer à droite ou à gauche, il va droit devant lui, se heurtant presque contre le mur (quoique il le voie fort bien et qu’il évite les obstacles) et reste là sans penser à s’évader latéralement.

C’est là, je le répète, la seule caractéristique du canard opéré. Et encore j’exagère plutôt dans la description que je viens de donner les différences qui séparent un canard opéré d’un canard sain.

Il me semble que cette manière de s’enfuir constitue une des seules preuves d’intelligence que puisse donner un canard.

En effet, presque tous les actes des canards sont automatiques pour ainsi dire, régis par la structure de leurs centres nerveux. — Leurs gestes, leurs cris, leurs émotions, leurs attitudes ont le caractère de la fatalité organique et n’impliquent ni mémoire, ni choix, ni jugement. Si quelque part, dans la sphère d’activité intellectuelle du canard, il y a place pour une détermination avec jugement, c’est bien lorsqu’il est cerné dans l’angle d’une chambre et qu’il s’agit de s’enfuir. On l’excite, et instinctivement il s’enfuit ; mais une fois qu’il s’est enfui, le fait de discerner l’endroit le plus favorable à sa fuite, de ruser pour échapper à la poursuite dont il est l’objet, cela n’est plus un acte instinctif : il y a un certain choix dans le moyen de fuir qui n’est plus du tout de l’automatisme.

Ainsi il semble que la destruction d’une partie des hémisphères cérébraux entraîne une diminution des fonctions intellectuelles ; cependant dans l’existence des oiseaux la part des fonctions intellectuelles est extrêmement faible, presque nulle pour ainsi dire. Tous leurs actes, ou à peu près tous leurs actes, sont probablement automatiques, de sorte qu’il reste très peu de chose à la décision intelligente, individuelle. Or, c’est la protubérance, avec le bulbe rachidien d’une part, et, d’autre part, les ganglions optostriés, qui régit les attitudes, les gestes, les actes automatiques, tandis que, selon toute vraisemblance, les fonctions intelligentes sont dévolues à la couche corticale des hémisphères. De là résulte l’inefficacité d’une destruction étendue des hémisphères qui laisse persister toutes les fonctions automatiques, et qui, par conséquent, modifie à peine les allures générales d’un canard quelque soin qu’on mette à chercher une différenciation quelconque.

Cette inutilité relative du cerveau ne s’applique évidemment qu’aux animaux inférieurs ; et ce serait une grave erreur que de vouloir conclure qu’il en serait de même chez des animaux plus intelligents.

Ch. Richet.