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toutes ces esthétiques particulières l’esthétique, c’est-à-dire, selon la formule platonicienne, la science du beau en soi.

Cela est si vrai, que M. Begg lui-même ne peut échapper à cette nécessité. Il nous dit d’abord que l’art n’est pas opposé à la nature, qu’il est naturel aussi et qu’il est, comme le monde, l’œuvre de Dieu, ce qui signifie sans doute que le beau dans l’art est, par essence, identique au beau dans la nature. Puis il explique l’omniprésence du beau dans la nature par une sorte d’identité panthéistique entre la pensée divine et l’univers. Voilà, certes, de la métaphysique. Le problème du beau est ainsi ramené à celui des rapports de Dieu et de la création. Je ne voudrais pas suivre M. Begg sur ce terrain où la discussion pourrait être illimitée : je voulais seulement faire voir que tout se tient en philosophie, et qu’il est difficile de poser une question, même en la réduisant aux proportions de l’expérience, sans que l’esprit, obéissant à sa loi fondamentale de rechercher en tout l’unité, pose aussitôt la question suprême, celle du premier principe et de l’origine absolue des choses.

Dire que la pensée divine, immanente à l’univers, est la cause suprême de la beauté dans la nature, c’est provoquer immédiatement cette demande : qu’est-ce que la laideur ? La seule réponse possible est alors que la laideur n’existe véritablement pas. Ce qui est laid à l’œil nu pourra être beau sous le microscope ; laide pour le vulgaire ignorant, la même chose apparaîtra belle au savant qui en découvre la structure intime et le merveilleux organisme. La laideur encore n’est telle que si l’on considère tel objet ou telle partie détachées de l’ensemble ; dans le système — et tout être vivant, la nature entière sort des systèmes — tout est adaptation, convenance, harmonie, beauté. Mais, dira-t-on, la laideur morale est quelque chose de plus que le résultat d’une vue inadéquate des choses : le mensonge, l’injustice sont absolument mauvais et laids. — Non, répond M. Begg, il n’y a ni mal ni laideur absolus ; car du mal la providence fait sortir le bien, de la laideur la beauté. C’est la réponse de Leibniz et de tous les optimistes. D’ailleurs, sous le gouvernement d’une intelligence et d’une bonté souveraines, le mal moral ne peut être que temporaire ; il représente dans la vie des âmes immortelles une quantité qui va toujours s’évanouissant. Il est nécessaire, et pour l’existence de la liberté, et pour faire mesurer par contraste l’excellence et la beauté de la vertu ; mais à mesure que l’évolution rapproche l’univers de la perfection idéale qui est sa fin, le mal ne subsiste plus dans les âmes épurées qu’à l’état de souvenir, de remords consolés par l’expiation, d’épreuve victorieusement traversée, de rêve pénible qui fait mieux goûter, au réveil, le bonheur de vivre en pleine lumière. Le bien et la beauté sont les deux aspects de la réalité souveraine qui seule doit subsister par delà tous les temps.

Je commente ici, peut-être un peu plus que je n’expose ; mais je ne trahis ni ne défigure la pensée de l’auteur. Ce sont des vues élevées et qui, dans l’atmosphère de pessimisme où nous vivons, méritent d’être signalées.

Y.