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curiosité du savant dans les merveilles de l’infiniment petit. Il a une sympathie profonde pour la vie animale, pour les plantes mêmes : je ne parle pas de sa tendresse pour l’homme dont il veut briser l’esclavage et guérir la misère en l’arrachant à la crainte des dieux et de la vie future. Virgile voit encore la nature à travers la religion du paganisme. Il est plein du merveilleux traditionnel ; de la blessure d’un arbre il fait couler du sang ; une éruption de l’Etna, un débordement du Pó, sont pour lui des prodiges. Le moyen âge, instruit par Virgile, tiendra la nature pour démoniaque et le poète des Géorgiques aurait ainsi étouffé, pendant des siècles, le sentiment esthétique du monde extérieur. J’ai peine à croire que cette conjecture soit aussi vraisemblable qu’elle est ingénieuse. L’aversion du mysticisme chrétien pour la nature tient à d’autres causes ; ou tout au moins, si la nature est véritablement, pour certains Pères de l’Église, abandonnée à l’empire des démons ou dieux païens, ce n’est pas Virgile qui les a conduits à cette étrange doctrine. Quant à nous, nous confondons dans la même admiration Virgile et Lucrèce. Le merveilleux du premier ne lui fait pas plus de tort, à nos yeux, que la physique enfantine d’Épicure n’en fait au second. Les Églogues et les Géorgiques ne vieilliront jamais dans la mémoire des hommes, et quand la civilisation aura épuisé toutes ses jouissances compliquées et artificielles, il faudra bien en revenir au simple bonheur de cette vie rustique qu’aucune âme de poète n’a plus harmonieusement chantée.

Le chapitre relatif au sentiment de la nature depuis le christianisme ne traite que de la poésie anglaise, depuis les ballades de Robin Hood jusqu’à Cowper et Burns. Je n’ai pas compétence pour l’apprécier. Cette revue historique terminée, nous entrons dans la psychologie et la métaphysique du sujet. Une première question se pose, celle de savoir à quel âge se manifestent dans l’individu le sentiment du beau et celui du sublime. Si l’ontogénie, comme le prétendent certains naturalistes, reproduit dans son développement la phylogénie, on doit s’attendre à ce que l’émotion esthétique n’apparaisse qu’assez tard dans la vie individuelle. De fait, l’enfant paraît insensible à la beauté. On voit bien que les couleurs brillantes lui plaisent, qu’il suit d’un œil attentif et charmé les objets en mouvement, mais il n’y a pas proprement là ce qu’on appelle le goût. L’enfant ne comprend ni ne sent la nature. On cite cependant l’exemple de Woodsworth qui, dit-on, fut dès les premières années vivement ému en face de paysages sublimes. Mais lui-même nous apprend qu’il ne fut pas si précoce. M. Pérez a fait des expériences sur le plus ou moins d’aptitude des enfants à discerner le beau : elles ne permettent pas, selon nous, de tirer aucune conclusion bien nette. Montrer des images à des enfants de huit, dix, douze ans, puis interpréter leurs réponses, voilà un procédé fort incertain. Même pour une grande personne, ces images offriraient-elles quelque beauté ? L’enfant ne répond il pas un peu au hasard ? A-t-il une raison quelconque à faire valoir pour justifier sa préférence ? Et puis, le beau peut