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c’est que les sens et les couleurs semblent naître dans l’intérieur même du sujet sans qu’il ait la moindre idée de leur origine externe ; de plus il n’y a aucun lien entre les différents sons et les différentes couleurs… on a des sensations stupides, si je puis m’exprimer ainsi, c’est-à-dire des sensations qui, justement parce qu’elles restent isolées, ne peuvent pas être connues, mais seulement senties… Vient ensuite le rétablissement des réflexes intercentraux : les différentes sensations commencent à influer les unes sur les autres et, partant, à se déterminer, à se définir, à se localiser réciproquement, et il en résulte l’apparition nette de la conscience de l’unité du moi… Dans cette phase du réveil, je sentais clairement que j’étais moi et que mes sensations auditives et visives provenaient d’objets qui ne faisaient pas partie de moi ; mais je ne comprenais nullement ce qui arrivait, ni ce qui s’était passé… » Il faut lire l’observation entière dans le livre de M. Herzen, on y trouve des renseignements précieux non seulement sur la manière dont se fait et se défait le moi, mais encore sur le fonctionnement des facultés intellectuelles. Ce qui frappera peut-être le plus quelques philosophes et sera peut-être même contesté, c’est l’existence d’une sensation qui ne se rattache subjectivement à aucune personnalité. On trouve une observation analogue dans l’ouvrage de M. Clay l’Alternative[1].

« L’auteur se trouvant sur le sommet du Superbagnères, dans les Pyrénées, et s’étant penché pour plonger le regard jusqu’au fond de la vallée de Luchon, subit un de ces états d’extase. Les couleurs de la vallée lui parurent abandonner le sol ferme et monter vers lui. Tandis qu’elles montaient, elles envahissaient dans sa conscience la place de l’élément perceptif, et ainsi, autant du moins que l’événement se retrouva plus tard dans sa mémoire, elles devenaient, par une sorte d’usurpation, conscientes d’elles-mêmes, lui-même étant pour ainsi dire anéanti pendant ce temps. »

Des faits pareils que l’on peut considérer comme définitivement établis, éclairent fortement le mécanisme psychique de l’intelligence ainsi que le procédé de formation de la personnalité. Ils confirment la théorie en faveur dans l’école expérimentale, d’après laquelle le moi lui-même et le sentiment que nous en avons sont le produit d’une synthèse mentale et le résultat de la coordination de phénomènes psychophysiologiques.

Fr. Paulhan.

Jules Soury. — Les Fonctions du cerveau. Doctrines de F. Goltz. Paris, J.-B. Baillière, 1886.

Il a été souvent parlé dans la Revue, soit directement, soit incidemment, d’une des questions les plus importantes de physiologie cérébrale qui aient été étudiées à notre époque, j’entends la question des locali-

  1. Clay, l’Alternative, traduit par M. Burdeau. Paris, Alcan, p. 47.