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« Il n’y a plus que deux partis à prendre pour le poète qui les fit éclore, ou se brûler la cervelle ou se faire chrétien ; » et Baudelaire se fit chrétien. M. Péladan, admirateur et disciple de M. Barbey d’Aurevilly, a posé la même alternative à M. Huysmans après A Rebours. J’ignore si M. Huysmans a trouvé un moyen terme, mais un autre poète décadent, M. Verlaine, s’est converti. De même la bonté et la moralité chez un homme n’empêchent pas cet homme de se complaire à la vue du mal. Bouchet disait à Flaubert, c’est Flaubert lui-même qui nous l’apprend : « Il n’y a pas d’homme plus moral ni qui aime mieux l’immoralité que toi ».

Cet attrait du mal pour l’homme honnête est analogue à l’attrait du bien pour les vicieux et les criminels. Ce dernier sentiment n’est pas non plus sans exemple. La vertu a pour ceux qui ne la pratiquent pas et qui ont l’esprit assez contemplatif pour oublier un peu leurs habitudes, le piquant des choses qui contrarient faiblement, mais indirectement, nos goûts et nos tendances. Des scélérats pleureront de bon cœur au récit d’une bonne action, comme des gens honnêtes écouteront avec plaisir le récit d’un crime. Pour ne pas sortir de la littérature, la Nana de M. Zola a des velléités de vertu et des dégoûts pour les femmes du monde qui se conduisent mal.

Il y a aussi d’un côté et de l’autre une raison que je n’ai pas encore indiquée, c’est que de temps en temps on éprouve le besoin d’agir autrement qu’on ne le fait ou du moins de rêver des actions différentes de celles qu’on accomplit journellement. Les affamés rêvent de bons dîners, et les gens trop sages perdent en dormant leur réserve habituelle. De même la pratique ordinaire de la vertu doit chez l’homme qui n’est pas parfait déterminer ordinairement une tendance à la perversité de l’imagination, heureux quand l’imagination seule en souffre. Qui veut faire l’ange fait la bête, disait Pascal, et il n’avait pas tort, mais ce serait une question de savoir s’il ne vaut pas mieux faire l’ange au risque de faire quelquefois la bête, que de faire toujours l’homme.

Ainsi un esprit contemplatif, large, curieux, pénétrant, avec des tendances morales profondes, mais qui peuvent s’oublier en grande partie pendant la recherche scientifique ou la contemplation esthétique, avec aussi quelquefois une légère perversion naturelle ou simplement une tendance marquée vers certains plaisirs, quels qu’ils soient, qui ne sont pas un mal par eux-mêmes et qui peuvent même être un bien, mais dont l’abus est un mal, voilà les raisons d’être des sentiments qui nous occupent. L’idée du mal en flattant un goût trouve un point d’appui solide et il y a une raison de plus pour