Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIII.djvu/617

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tels qu’ils sont, il les verra en les interprétant d’après ses impressions dominantes. C’est ainsi que, selon que nous sommes bien ou mal disposés, nous verrons dans les mêmes paroles qu’on nous adressera un compliment ou une raillerie. Toujours et partout, chaque sensation, chaque idée, chaque état de conscience est plus ou moins interprété, toujours l’esprit construit à propos de lui un petit édifice dont il est un des matériaux. Dans les recherches du savant qui tâche de trouver les lois du mouvement de la lune, comme dans l’erreur de l’aliéné mélancolique qui prend ses aliments pour du poison, nous retrouvons une forme unique du procédé de l’esprit, la systématisation plus ou moins bien faite, plus ou moins large, plus ou moins durable, de divers faits psychiques, la coordination, la synthèse des sensations, des idées et des tendances.

Ainsi forcé de raisonner, de travailler sur tout ce qui se présente à lui, l’homme a dû nécessairement raisonner sur le mal, l’étudier, chercher à le connaître, à le comprendre. Les esprits supérieurs qui s’en sont occupés ont, en employant des facultés plus élevées, cherché à idéaliser le mal, je veux dire à concevoir le mal sous toutes ses formes, sous tous ses aspects, à faire un mal qui fût aussi mal que possible, à chercher les raffinements du mal, comme d’autres cherchaient, par un autre effet de la même tendance, les raffinements du bien. La réflexion sur le mal s’explique très simplement.

Mais il nous faut rechercher pourquoi cette réflexion peut être agréable, pourquoi le mal lui-même peut devenir agréable. Quelles sont donc les conditions pour qu’une impression agréable se produise ? Il faut et il suffit pour cela que l’esprit éprouve cette activité organisatrice dont nous parlions tout à l’heure, qui est la forme essentielle de son activité, et que cette activité soit à peine contrariée. Quand notre activité est trop contrariée il se produit une émotion pénible, quand elle n’est pas contrariée du tout, l’indifférence survient et même la conscience disparaît, l’activité devient automatique. C’est un fait bien connu que l’habitude, en facilitant les actes, émousse les sentiments. Un problème qu’on ne résout pas donne une impression désagréable, un problème qu’on résout trop facilement laisse indifférent, un problème que l’on parvient à résoudre après quelques efforts cause une impression de plaisir.

Au premier abord, il peut sembler que le mal doit nécessairement nous donner des impressions désagréables. Le mal sous toutes ses formes est en effet ce qui est ou plutôt ce qui doit être contraire à l’activité normale de l’homme. Penser à une aiguille qui vous perce le bras, à un fer rouge qui vous brûle est plutôt désagréable qu’agréable. De même songer aux victimes d’un assassinat peut donner par