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nouveau-né puisse vivre sans un jour de souffrance… L’on a tort quand on s’imagine que les enfants très jeunes sont encore hors d’état d’éprouver un véritable sentiment de douleur, ou un sentiment vif de malaise. Qui peut jouir peut souffrir, autrement il ne jouirait pas. » Les signes de la douleur sont très fréquents pendant les premiers mois : cris caractéristiques, exclamations inarticulées ou articulées, occlusion des paupières, détournement de la tête, dépression des angles de la bouche, ouverture carrée de la bouche. Il est cependant très souvent difficile, pendant la première année, de découvrir exactement les causes du déplaisir. Par exemple, un enfant de quatre mois pleure en voyant sa mère s’approcher avec un grand chapeau sur la tête. Il y a là, sans doute, un mélange d’étonnement et de peur, ainsi que cela a lieu chez les animaux, en présence d’une impression inaccoutumée.

Voici un cas plus malaisé à interpréter. « Chez beaucoup d’enfants, la compassion ou la pitié peut amener un malaise très prononcé et parfois comique pour les adultes. Comme l’on avait découpé pour mon fils divers bonshommes en papier, il arrivait souvent que celui-ci se mît à pleurer quand quelque bonhomme venait à mal par un coup de ciseau maladroit qui enlevait un bras ou un pied (vingt-septième mois). Le même fait m’a été raconté d’une petite fille. » Le fait est ou incomplètement décrit, ou trop facilement interprété. À l’âge auquel l’anecdote est rapportée, l’enfant parle, et parle beaucoup : il me semble étonnant qu’il se soit mis silencieusement à pleurer, sans indiquer la cause de sa douleur, sans dire, par exemple, qu’on avait fait « du mal » (bobo, dirait un enfant chez nous) à son cher bonhomme. Ce qui fait pleurer l’enfant, ce peut être aussi bien de voir qu’on a gâté ce dernier, qu’il n’est plus complet, qu’on lui a enlevé une partie de cet objet, son bien, l’objet qu’il aime tel qu’il le connaît. Je ne tiens pas à mon interprétation ; mais elle est tout aussi plausible que la première. Il reste donc établi que les vraies causes de la douleur chez l’enfant, même usant de la parole, ne sont pas toujours faciles à discerner.

M. Preyer s’étend fort peu, et on le regrette, quand on a affaire à un observateur si savant et si bien informé, sur les sensations de la faim, de la satiété, sur la peur, l’étonnement. La lacune la plus regrettable de ce chapitre est celle qui a trait aux affections sympathiques et sociales. Il faut pourtant dire qu’on trouverait, disséminés dans les différentes parties de son livre, des exemples contenant les éléments d’une étude plus ample des sentiments et des émotions.