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également partiel et relatif. D’ailleurs le savant, placé plus près du fait réel que le philosophe, en apprécie mieux l’infinité inépuisable et souvent indéterminable pour nos moyens de connaître ; cherchant à saisir la détermination réelle des faits, il en voit mieux le caractère spécial et variable d’un ordre de faits à un autre ; il est donc naturel qu’il hésite à admettre la thèse du déterminisme universel, démesurément hypothétique pour l’empirisme dont il s’inspire d’ordinaire. Il est bien plutôt disposé soit à regarder la liberté humaine comme un fait d’expérience[1], et à en expliquer la possibilité par quelque échappatoire aux formules mathématiques du déterminisme dont il connaît d’ailleurs le caractère contingent, et pour ainsi dire arbitraire[2], soit à n’affirmer que des déterminismes d’ordres divers dont la liaison nous échappe et nous échappera peut-être toujours[3]. Notre ami M. Espinas ne posait pas bien la question, semble-t-il, quand il accusait le criticisme français de conspirer contre la science. Dans sa campagne en faveur de la science, il avait contre lui les savants plus que les philosophes. Le criticisme de M. Renouvier n’est pas une doctrine antiscientifique, tant s’en faut. Ses visées modestes, sa simplicité toute française, sa méthode phénoméniste et comme linéaire qui range à la suite toutes les réalités depuis le vide jusqu’à Dieu ou aux Dieux, le rapprochent plutôt pour la forme d’une science positive. Et nous savons, en effet, qu’il a son origine dans des idées mathématiques mises au service de l’intérêt moral[4]. Aussi est-il inattaquable au point de vue scientifique, aussi bien d’ailleurs que la plupart des systèmes de philosophie. C’est au regard de la raison philosophique qu’il parait fragile. Il sera toujours bien dur pour la raison du philosophe de s’incliner devant un phénomène sans cause. Et une volition libre, qu’on la rapporte à la volonté de l’homme ou de Dieu, est un phénomène sans cause, du moment qu’elle ne résulte pas nécessairement des phénomènes antécédents. Tel est, en effet, l’énoncé bien simple du déterminisme : chaque phénomène résulte nécessairement des phénomènes antécédents ; et, s’il est conçu comme un mouvement, il résulte de l’état mécanique du système dont il fait partie à l’instant précédent. Il semble qu’on puisse affirmer cette proposition sans être traité de philosophe rhéteur[5].

  1. M. Berthelot, par exemple. Voy. Revue des Deux-Mondes, 15 nov. 1863 : La science positive et la science idéale : « L’homme sent qu’il est libre ; c’est un fait qu’aucun raisonnement ne saurait ébranler. »
  2. MM. Cournot, Boussinesq, Tannery.
  3. M. Andrade. Voy. Revue philos., tome XVII, p. 413.
  4. Cf. Critique philosophique, 2e année, tome II, p. 292, le curieux essai de M. Renouvier pour démontrer la liberté par la « loi du nombre ».
  5. Expression de M. Andrade, art.  cité.