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tradition. D’un platonisme très mélangé, il est passé à Kant. Bien entendu, il suit Kant fort librement, et l’interprète en général dans un sens idéaliste, à la manière des hégéliens français, c’est-à-dire en abaissant la réalité de la liberté transcendante jusqu’à n’être plus qu’un idéal immanent. Mais l’inspiration de sa pensée procède de la philosophie critique. Ce qui pourrait donner le change sur ce point, c’est la réfutation impitoyable à laquelle il a soumis la morale de Kant[1]. Mais dans cette attaque, menée avec « la furie française », il y a eu, on peut le croire, de la poudre brûlée en vain, et quelques-unes des objections qu’il adresse au philosophe de la critique, examinées de près, se retourneraient contre lui[2]. En réalité il pose le problème de la morale comme Kant. « Il y a deux espèces de concepts, avait dit Kant, le concept de la nature et le concept de la liberté ; ils servent de principes à deux législations différentes, la philosophie de la nature qui est théorique et la philosophie morale qui est pratique. » M. Fouillée écrit de son côté : « La morale se trouve tout entière suspendue à la possibilité d’un dégagement de la liberté au sein du déterminisme… Elle suppose que la liberté n’est pas en essentielle opposition avec la nature[3]. » Kant continue : « La possibilité de la coexistence des deux législations a été démontrée par la critique de la raison pure qui, en nous découvrant l’illusion dialectique, a écarté les objections », c’est-à-dire qui a limité aux phénomènes l’usage des concepts de la nature. De la même manière, M. Fouillée assigne au déterminisme « une valeur relative et symbolique[4] ». « Le déterminisme voit de nouveau se poser devant lui la limite idéale et problématique que nous lui avons mainte fois assignée… Notre igno-

  1. Voy. Revue philos., tomes XI et XII. Voy. aussi la pénétrante analyse de M. Boirac, tome XVII.
  2. En voici un exemple emprunté an chapitre où il reproche à Kant son « mystère moral ». Voy. Crit. des systèmes de morale, p. 174 : « Pour fortifier le mystère moral, Kant nous donne plusieurs raisons. La première est que ce mystère tient aux rapports de l’intelligible et du sensible, rapports que nous ne devons pas même essayer de penser. Le rapport de causalité qui existe entre l’intelligible et le sensible échappe à toute notion théorique. S’il en est ainsi, répondrons-nous, ce rapport échappe aussi à toute notion pratique. Appeler moral ou immoral un rapport inconnu…, c’est transporter des notions déterminées dans le domaine de l’indéterminable. » — Or, M. Fouillée fait-il autre chose lorsqu’il nous dit : « C’est le rapport seul de l’individuel à l’universel qui, s’il était connu comme nécessaire, nous riverait définitivement à un déterminisme inflexible ; puisque, au contraire, ce rapport reste indéterminé pour notre pensée, il rend concevable par voie détournée une certaine spontanéité radicale du moi individuel. » (La Liberté et le Déterminisme, p. 333.) Et ailleurs : « Le désintéressement actif et aimant est une spéculation sur le sens du mystère universel et éternel. (Crit. des systèmes de morale, p. 395.)
  3. La Liberté et le Déterminisme.p. 303.
  4. id., p. 181.