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ANALYSES.a. darmesteter. La vie des mots.

finit par les absorber. Dans les deux mondes, nous assistons à la lutte pour l’existence… S’il est acquis que la biologie tout entière n’est que l’histoire des différenciations que les organismes d’un même type ont subies en s’adaptant à des milieux divers, on peut affirmer que la linguistique n’est que l’histoire des évolutions diverses, suivant les races et les lieux, par lesquelles a passé le type primitif. Cette coïncidence est frappante entre les lois de la matière organisée et les lois inconscientes que suit l’esprit dans le développement naturel qu’il donne au langage. Ne semble-t-elle pas nous dire que la vie, sous quelque forme qu’elle se présente, est soumise aux mêmes lois, et, si ce n’est pas dépasser les justes limites de l’induction, que l’esprit et la matière ne sont que les deux faces d’une même force à jamais inconnaissable, l’Être ?

On reconnaît, dans cette dernière conclusion d’un évolutionniste, un lecteur assidu de Spinoza. Il est intéressant de voir que les études positives, conduites avec tant de ténacité et de réserve, ne suppriment nullement le goût des hautes spéculations. Il est tout aussi intéressant de voir qu’un savant philologue, élevé à l’école des meilleurs maîtres, habitué à distinguer soigneusement ce qui appartient à la science et ce qui appartient à l’hypothèse, revient en partie aux conceptions de nos anciens idéologues, qui ne séparaient pas la psychologie, la logique et la grammaire, qui faisaient de l’idéologie une partie de la zoologie et attribuaient à l’imperfection de leur langue l’imperfection des sciences morales et politiques. Il n’est pas moins important de remarquer que M. A. Darmesteter considère la théorie de l’évolution comme absolument valable pour la science du langage.

Nous avons essayé d’attirer l’attention de nos lecteurs sur un livre qui nous semble avoir une très grande importance pour la constitution de la psychologie scientifique. Non seulement l’auteur apporte un certain nombre de résultats positifs qu’on peut dès à présent considérer comme des acquisitions définitives, mais encore il entre le premier en France dans une voie que nous nous étions contentés, jusqu’ici, de voir suivre par les Max Müller, les Whitney, les Steinthal et les Lazarus ; il indique les problèmes qu’on peut se proposer avec l’espoir de les résoudre et la meilleure méthode à employer dans des recherches si délicates et si nouvelles. Nous souhaitons que M. Darmesteter puisse mener à bonne fin les travaux qu’il a entrepris sur la philosophie du langage ; nous souhaitons qu’il trouve des collaborateurs et des imitateurs dans une tâche qui réclame le travail de plusieurs générations de savants. La psychologie et la philosophie feront l’une et l’autre de grands progrès quand les spécialistes traiteront avec une méthode rigoureuse et des vues aussi larges les problèmes que soulève la science dont ils ont fait l’occupation de toute leur vie.

F. Picavet.