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considérer que l’élément accessoire. Il suit dans le langage la loi qui le dirige dans toutes les transformations du monde moral. L’histoire des religions, des institutions sociales, politiques, juridiques, des idées morales nous montre une évolution dans laquelle l’esprit oublie le fait primordial pour le fait secondaire qui en dérive, prend ce dernier pour un fait primordial, destiné à disparaître à son tour devant un autre fait secondaire.

Si l’on se demande quelles sont les causes de ces changements de significations, on les trouvera dans les changements qui affectent la façon de sentir ou de penser d’un peuple : la sémantique est une partie de l’histoire de la psychologie. Sans doute, les faits à étudier présentent une grande complexité et rendent difficile la constitution de cette science, mais elle se trouve dans la situation où était la météorologie pendant la première moitié du siècle. On pourrait commencer par grouper toutes les expressions dans lesquelles les changements de sens sont dus à des causes historiques, et on éclairerait du même coup l’histoire des idées et des faits : l’établissement du christianisme, par exemple, a donné des sens tout nouveaux aux mots creator, salvator, miracula, tentator, abnegatio, indulgentia, etc. ; l’invasion mérovingienne a donné des sens nouveaux aux mots comestabulus (connétable), marscalc (maréchal), villa, etc. On pourrait faire entrer dans un second groupe les expressions d’idées générales, de sentiments communs, non à tel ou tel peuple, mais à la plupart des peuples de même civilisation et fournir ainsi des renseignements précieux pour la Völkerpsychologie : en comparant la métaphore dans les langues indo-européennes et dans les langues sémitiques, on s’aperçoit que l’hébreu, par exemple, ne réussit pas à dégager la pensée de l’image matérielle qui la recouvre ; on est tenté d’expliquer, par la persistance des races sémitiques à garder l’image et l’empreinte de la sensation matérielle, l’absence chez ces peuples des systèmes philosophiques qui se sont formés chez les Aryens.

Il nous resterait à suivre M. A. Darmesteter quand il considère les conditions philologiques des changements de signification dans les mots, c’est-à-dire les conditions qui régissent l’introduction des néologismes dans la langue populaire et dans la langue littéraire, quand ii examine comment les mots vivent entre eux et comment ils meurent ; mais, à moins de reproduire son livre tout entier avec ses exemples et ses conclusions, il nous serait impossible de donner une idée exacte de tout ce qu’il présente d’intéressant pour les psychologues. Bornons-nous à indiquer quelques-unes des conclusions, déjà anciennes, que M. Darmesteter a placées à la fin de son œuvre : On retrouve l’action des mêmes lois, dit-il, dans la vie végétale ou animale et dans la vie linguistique. Les êtres vivants offrent, comme les langues, des débris d’organismes antérieurs… Dans l’organisme linguistique, comme dans l’organisme physique, nous voyons une cellule qui grandit, prospère aux dépens des cellules voisines qui lui sont antérieures et