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ANALYSES.a. darmesteter. La vie des mots.

stantif, quand il éveille l’image totale de l’objet, quand nous avons oublié la signification étymologique.

L’oubli de la signification étymologique est la condition fondamentale de toute transformation de sens : il agit sur les tropes, c’est-à-dire sur la synecdoque, la métonymie, la métaphore. Tantôt le déterminant absorbe le déterminé (biscuit ou pain deux fois cuit) ; tantôt le déterminé absorbe le déterminant (la fête de l’Ascension pour la fête de l’Ascension de J.-C.) ; tantôt on prend le nom de l’espèce pour désigner le genre (le marchand de viande de bouc, le boucher devient le marchand de viande) ; tantôt on embrasse d’un seul coup d’œil deux termes, et on conserve le nom du premier pour l’appliquer au second (conserve, pli, décor) ; tantôt on transporte le nom d’un objet, souvent d’ordre matériel, à un objet d’ordre moral. Les grammairiens ont donné le nom de catachrèse ou d’abus à l’oubli que l’esprit fait d’un premier terme pour ne plus considérer que le second ; ils n’ont pas vu que l’oubli de la signification étymologique est la loi qui règle tous les changements de sens, que la catachrèse est l’acte émancipateur du mot, quelque chose d’analogue à la force qui, dans la gemmation, sépare le bourgeon de l’être primitif. Elle est le résultat de l’habitude ; par elle les expressions figurées deviennent, pour certaines personnes, les expressions adéquates d’objets nouveaux, tandis qu’elles conservent pour d’autres leur sens étymologique : cornet désigne, pour un Français, l’image simple d’un papier enroulé en pointe ; pour un étranger, c’est une petite corne. Dans toute langue, il y a, par suite, des mots qui n’expriment pas exactement pour tous les mêmes idées : la plupart des termes employés dans l’étude de la sensibilité, inclination, penchant, désir, passion, affection, etc., sont des termes métaphoriques qui nous affectent différemment et que nous traduisons de manières différentes. L’imperfection du langage devient une cause d’imperfection pour la science ; mais elle permet à l’écrivain de faire effort pour mieux rendre la pensée dans tous ses contours et dans ses replis les plus cachés ; elle rend possibles les chefs-d’œuvre littéraires.

Les transformations de sens ne sont que rarement aussi simples. Il y a des transformations complexes qui se produisent par rayonnement, quand un objet donne son nom à une série d’autres objets qui ont avec lui un caractère commun (le mot racine passe d’une plante à un mot, à un mal, à une quantité algébrique) ; d’autres se produisent par enchaînement, quand un objet perd son sens primitif en passant à un second objet, puis perd ce second sens en passant à un troisième objet, etc. ; ainsi le roman est d’abord une composition écrite en langue romane ou française, plus spécialement une chanson de geste ; il designe ensuite une chanson de geste mise en prose, une histoire en prose d’aventures imaginaires, une histoire en prose d’aventures inventées à plaisir et enfin un récit inventé à plaisir.

Dans tous ces changements, l’esprit, par un détour inconscient, perd de vue l’élément intellectuel qui était d’abord le principal, pour ne plus