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V. BROCHARD.la méthode expérimentale

anticipations (προλήψεις) ressemblaient beaucoup, n’étant qu’une accumulation d’expériences, à l’histoire. Enfin il proscrivait la dialectique[1] et prétendait ne recourir qu’à l’épilogisme pour découvrir, au delà des apparences phénoménales, la nature des choses cachées (ἄδηλα), l’expérience demeurant toujours le critérium suprême de toute théorie. Encore faut-il ajouter qu’il avait une tendance à restreindre autant que possible le rôle des anticipations et de l’épilogisme, pour s’en tenir à la seule sensation[2].

Il est vrai qu’entre la doctrine d’Épicure et celle des empiriques, il y a des différences. D’abord, la (πρόληψις), telle que la comprend Épicure[3], est toute spontanée ; elle se forme d’elle-même, sans attention ni effort ; la réflexion n’y est pour rien. Les empiriques se fient moins à la nature : ils observent, et enregistrent leurs observations avec plus de soin et d’attention. De plus, Épicure est dogmatique : il se flatte d’atteindre à l’aide du raisonnement la réalité absolue, l’être en soi, l’atome. Au contraire les empiriques s’interdisent de telles espérances ; ils marquent eux-mêmes les limites de leurs connaissances et professent l’acatalepsie. Mais si importantes que soient ces différences, on peut dire que dans ses traits essentiels la méthode d’Épicure est très semblable à celle des empiriques.

Comment expliquer cette ressemblance ? On ne peut pas supposer qu’Épicure ait rien emprunté aux empiriques, car son livre intitulé Κανών, qui est probablement un de ses premiers ouvrages[4], parut vers la fin du ive siècle, et l’École empirique, on l’a vu, ne commença guère que vers 280. Il est possible que les empiriques se soient inspirés des épicuriens, mais il est bien plus vraisemblable que les uns et les autres ont puisé à une source commune.

Nous savons[5] en effet qu’avant le médecin empirique Glaucias, Nausiphanes avait écrit un livre intitulé, lui aussi, le Trépied. Or, Nausiphanes fut le maître d’Épicure[6] ; et Diogène dit qu’Épicure a écrit le Κανών d’après le livre de Nausiphanes[7].

Nausiphanes nous est représenté tantôt comme un disciple de Démocrite, tantôt comme un sectateur de Pyrrhon. Ce n’est pas à Pyrrhon qu’il a pu emprunter une théorie de la méthode. Il nous est d’ailleurs affirmé[8] que, s’il admirait le caractère de ce philo-

  1. Zeller, Die philos. d. Griechen, t.  IV, 3e aufl., p. 383.
  2. C’est ce qui ressort clairement de passages tels que Cic., Fin., I, ix, 30.
  3. Cic., Nat. Deor., I, xvii, 45 ; xviii, 46.
  4. Sext. Emp., P. II., I, 236 ; M., VIII, 191.
  5. Hirzel, loc. cit., p. 162, 187.
  6. Diog., X, 14.
  7. Zeller, III, p. 364.
  8. Diog., X, 14.