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on n’a jamais remarqué, que nous sachions, qu’il les jugeait au point de vue de sa théorie de la vraisemblance, et manifestait une préférence pour certain d’entre eux. Il rejetait les systèmes qui reposent sur le plaisir et l’absence de douleur, parce qu’il lui semblait que nous sommes nés pour de plus grandes choses (ad majora nati sumus[1]). Au nom de la probabilité, il trouvait déjà plus de valeur au système voisin du Stoïcisme, qui consiste à jouir des premiers avantages naturels ; puisqu’il le croyait suffisant pour combattre les Stoïciens (introducebat etiam Carneades, non quo probaret, sed ut opponeret Stoicis, summum bonum esse frui iis rebus, quas primas natura conciliavisset[2]). Au-dessus de ce système, il mettait encore celui de Calliphon qu’il défendait avec tant d’ardeur qu’il paraissait lui-même l’approuver[3]. L’opinion de Calliphon ne différait pas d’ailleurs essentiellement, comme le remarque Zeller[4], de celle de l’Ancienne Académie dont Carnéade se rapprochait encore par quelques-unes des maximes qui nous ont été transmises comme venant de lui[5]. Que d’ailleurs Clitomaque ait affirmé qu’il n’avait jamais pu savoir ce qu’approuvait Carnéade (nunquam se intelligere potuisse quid Carneadi probaretur[6]) ; cela n’implique nullement contradiction avec ce que nous venons de dire ; car, d’un côté, nous savons par Sextus que Carnéade recommandait, en ce qui concerne le souverain bien ou le bonheur, l’emploi des représentations probables non contredites et examinées dans toutes leurs parties[7] ; de l’autre, nous n’avons vu nulle part que Carnéade eût trouvé, dans les systèmes pour lesquels il avait quelque préférence, le plus haut degré de pro-

  1. id., V, 8, 21, sqq. Le commencement du §  22 qui nous est parvenu dans un état de conservation imparfaite, semble bien indiquer que les raisons employées par Cicéron sont empruntées à Carnéade. — Cf. d’ailleurs Acad. pr., II, 45, 138, sqq.
  2. Acad. pr., II, 42, 131 ; de Finib., V, 7, 20 ; Tuscul., V, 30, 84.
  3. id., II, 45, 139.
  4. III, i, 518 : « Welche von der Ansicht der älteren Akademie nicht wesentlich verschieden gewesen zu sein. » Cette doctrine n’est pas sans ressemblance avec celle d’Épicure, mais c’est aller trop loin, semble-t-il, de faire, comme M. Martha, de Carnéade un Épicurien.
  5. Plutarque, Tranquil. an., 16. Il prévient la douleur en pensant qu’il est possible de la voir survenir. Cicéron, Tuscul., III, 22, 54. Après la destruction de Carthage, il avait combattu l’opinion que le sage doit être malheureux de la servitude de sa patrie. — Cf. ce que nous avons dit de la métriopathie à propos de Polémon et de Crantor. Cicéron rapporte ce fait d’après Clitomaque qui avait transcrit dans son livre une discussion de Carnéade qu’il avait prise en note (quam se ait in commentarium retulisse), et les termes dont il se sert, « videri fore in aegritudine sapientem. patria capta » , confirment partiellement notre interprétation de la doctrine de Carnéade, puisqu’ils nous montrent une application de la théorie du vraisemblable à un point de morale pratique. — Cf. Zeller, III, i, 519, n. 2.
  6. Cic., Acad. pr., II, 45, 139.
  7. Adr. Logic., VII, 184.