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PIERRE JANET.l’anesthésie systématisée

la main, elle répond en riant : « Vous le voyez bien, je suis assise sur ma chaise et je ne donne la main à personne. » Comme elle se croyait assise et immobile, elle ne sentait probablement pas de raison pour remuer et elle restait debout immobile et la main tendue. Il fallut commander à Adrienne de retourner à sa place. Naturellement L… n’eut aucun souvenir de s’être levée et d’avoir donné la main, mais elle se souvenait de tout le reste, en particulier de la disparition du docteur, le reste appartenait comme toujours à la conscience d’Adrienne.

Restait à voir si des anesthésies plus étendues présenteraient le même caractère. Pendant le sommeil, je suggère qu’au réveil elle sera complètement aveugle. Au réveil, cécité complète, qui heureusement ne l’effraye pas trop, car elle invente comme explication que la lampe s’est éteinte et que nous sommes tous dans l’obscurité. Une forte lumière projetée directement dans les yeux ne lui fait même pas détourner le regard, ordinairement elle cache ses yeux avec terreur et tombe même en catalepsie. Cette expérience prouve que l’insensibilité des yeux était bien complète et ne pouvait pas être feinte[1]. J’interroge alors Adrienne, qui prétend voir très clair et désigne par écrit tous les objets que je lui montre.

Toutes les études précédentes ne portaient que sur des anesthésies artificielles obtenues par suggestion, on pourrait croire que des anesthésies naturelles, produites par exemple par la maladie de notre sujet, seraient plus profondes et ne laisseraient pas subsister la conscience d’Adrienne. Il n’en est pas ainsi, et la loi constatée reste identique même pour ces nouveaux phénomènes. J’avais déjà observé autrefois que les amnésies de L… n’affectaient pas également Adrienne. Celle-ci peut raconter par écrit tout ce qui s’est passé pendant le sommeil hypnotique au moment où L… réveillée a tout oublié, elle peut même raconter ainsi les hallucinations des crises hystériques dont L… ne se souvient ni pendant la veille ni pendant le somnambulisme. Ce fait, je l’observais encore ; L… eut pendant plusieurs nuits des cauchemars et deux fois du somnambulisme naturel, elle ne garda aucun souvenir de tout cela. Adrienne me raconta par écrit les différents incidents de ces sortes de crises. Ainsi les souvenirs enlevés à la conscience normale par la maladie se retrouvaient chez l’autre personne. Mais allons plus loin. L… est atteinte depuis des années d’une anesthésie complète de toutes les parties du corps : elle a conservé, quoique avec une diminution évi-

  1. MM. Binet et Féré ont fait une expérience du même genre en faisant disparaître par suggestion un gong dont le bruit n’était plus alors entendu par la malade et ne provoquait plus la catalepsie.