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GAROFALO.le délit naturel

raison pour laquelle nous n’avons pas de pitié pour l’ennemi est, en effet, toujours la même ; nous ne pouvons ressentir pour lui cette sympathie d’où découle la pitié. Seulement, cela dépend) non pas d’une sensibilité raffinée, mais, au contraire, d’une sorte de régression historique, d’un saut en arrière, brusquement fait par nos sentiments, qui retournent à ce qu’ils étaient à l’époque de la vie prédatrice, où l’on ne considérait comme ses semblables que les hommes d’une même horde ou d’un même pays. Tous les degrés lentement franchis depuis des siècles par le sentiment de bienveillance sont repassés d’un seul coup ; le canon suffit pour nous faire revenir aux haines primitives de races ou de tribus, pour faire disparaître de nos cœurs l’amour pour l’humanité, cette acquisition morale si péniblement faite par une évolution séculaire.

VIII

L’importance de notre détermination de l’idée du crime ressortira dans la suite de cette étude. Puisque le crime consiste dans une action nuisible, qui viole le sentiment moyen de pitié ou de probité, le criminel ne pourra être qu’un homme chez qui il y a absence, éclipse ou faiblesse de l’un ou de l’autre de ces sentiments. Cela est évident, parce que, s’il avait possédé ces sentiments à un degré suffisant d’énergie, il n’aurait pu les violer, à moins que la violation ne soit qu’apparente, c’est-à-dire que le délit n’en soit pas réellement un.

Or, ces sentiments étant le substratum de toute moralité, leur absence chez quelques individus rend ces derniers incompatibles avec la société. En effet, si la moralité moyenne et relative consiste dans l’adaptation de l’individu au milieu, cette adaptation devient impossible lorsque les sentiments dont on manque sont précisément ceux que le milieu considère comme indispensables. C’est ainsi que dans un cercle plus étroit, où une moralité plus élevée est nécessaire, où la délicatesse, le point d’honneur, l’extrême politesse, sont la règle, la révélation de l’absence de ces qualités implique le manque d’adaptation, l’incompatibilité d’un membre avec le milieu. C’est ainsi que dans certaines associations l’offense aux sentiments de la religion ou du patriotisme est mortelle, parce que ces sentiments sont le fond de la moralité sociale. La société, la grande, l’innominée se contente de peu ; elle exige qu’on n’offense pas la petite mesure de moralité dont elle a besoin pour vivre, la plus élémentaire, la moins raffinée,