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demie de Prusse mit au concours cette question : « S’il est utile au peuple d’être trompé. » Elle reçut trente-trois mémoires : vingt qui soutenaient la négative, et treize qui tenaient pour l’affirmative. Avec une impartialité qui fit rire aussi bien à Berlin qu’à Paris, l’Académie décerna deux prix, l’un à celui qui avait le mieux défendu le oui, l’autre au meilleur avocat du non.

S’il eût concouru, M. Morley eût certainement remporté le prix de la négative, et peut-être eût-il convaincu ses juges que la thèse contraire ne méritait pas de récompense. Il lui parait qu’en politique, comme en religion, comme en toutes choses, c’est un devoir absolu de chercher la vérité ; quand on l’a trouvée, de la dire et d’employer, pour la faire triompher pacifiquement, tous les moyens compatibles avec le respect de la liberté d’autrui.

On lira donc avec plaisir et profit le chapitre que M. Morley intitule : On the possible utility of error. Non, l’erreur, en tant qu’erreur, n’est utile à aucun degré. Ce qui pourrait la faire paraître telle, ce sont les bons sentiments, les idées saines et vraies qui sont mêlées avec elle en certaines âmes. Mais cette part de vérité et de moralité est plutôt compromise que sauvegardée par elle. On gagnera toujours à lui retirer ce dangereux appui. On risque peut-être d’ébranler ainsi la cohésion d’un caractère où tout se tient ; mais les hommes ne sont pas en général tout d’une pièce, et il est faux de prétendre qu’une théologie chimérique, par exemple, entraînera dans sa ruine tout un peuple de vertus qui semblent ne vivre que par elle. Les vertus se retrouveront intactes, si elles sont sincères ; les hommes n’auront rien perdu de leur valeur morale, et ils auront gagné d’être débarrassés d’un système d’erreurs, aucune vérité ne vint-elle d’ailleurs en prendre la place. Mais c’est déjà avoir conquis à moitié le vrai que de ne plus prendre le faux pour le vrai.

M. Morley examine dans une série de pages intéressantes, parfois piquantes, les conséquences du compromis dans la vie domestique. Un mari est-il excusable de pratiquer extérieurement, pour ne pas faire de peine à sa femme et sauvegarder la paix du ménage, une religion à laquelle il ne croit pas ? La réponse n’est pas douteuse ; cet homme, s’il a le sentiment de sa dignité, ne peut manquer de se mépriser lui-même, sans compter qu’il ne saurait soutenir indéfiniment son rôle, et que, démasqué enfin par celle même en faveur de qui il s’est fait hypocrite, il n’aura plus, pour peu qu’elle soit sincère dans sa foi, à attendre d’elle que mépris. Et il ne suffira pas même que chacun reste cantonné dans sa croyance, il faut essayer de la persuasion pour arriver à cette union de pensée religieuse, si désirable au sein de la famille. M. Morley admet pourtant une exception au devoir de la propagande persuasive : c’est quand il s’agit des parents. Il n’accorde pas aux enfants le droit de combattre, fût-ce avec respect, les convictions d’un père ou d’une mère. Nous pensons qu’il a raison. La piété filiale est à la fois un sentiment et une obligation d’ordre souverain devant qui doivent s’incliner les droits mêmes de ce qu’on tient pour la vérité.

M. Morley ne pouvait oublier l’importance de la véracité pour le progrès humain. Il est clair que tout progrès est l’œuvre des minorités, et les minorités sont elles-mêmes représentées par un petit nombre, quelquefois par un