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bonne foi naïve, l’imperturbable sang-froid avec lesquels ces explications sont données. Il y a là un état d’esprit qui mériterait d’être étudié en grand détail, ce que nous ne pouvons faire ici. Rien de plus intéressant que de voir cette crédulité, cette complète absence de critique, cette facilité à accepter les explications les plus invraisemblables et souvent les plus puériles s’unir au goût passionné des faits, à la recherche minutieuse des détails, à une sorte de demi-respect pour la science.

Les « Frères » peuvent correspondre entre eux à de grandes distances, et se manifester aussi aux profanes, pourvu qu’ils aient la foi : ils peuvent parler directement à la pensée, mais d’ordinaire ils préfèrent communiquer par lettres leurs révélations. Seulement ces lettres ne sont pas écrites à notre manière : les « Frères » précipitent directement leur pensée sur le papier, et peuvent ainsi écrire sur une page enfermée dans une enveloppe. Par le même procédé occulte, ils précipitent de la couleur sur une toile et obtiennent des portraits : Mme Blavatsky a pu de cette façon fournir à M. Sinnett celui de Koot-Hoomi. Ces lettres arrivent par les voies les plus étranges. On les trouve sur des arbres, dans des coussins, etc. Certaines personnes les ont vues se former devant elles de toutes pièces dans les airs. Les « Frères » apparaissent aussi aux plus favorisés de ceux qui croient en eux : c’est leur corps « astral » qui voyage ainsi à travers l’espace, tandis qu’ils restent tranquillement chez eux. Nous voilà donc dans un monde de thaumaturges et de visionnaires qui rappelle étrangement celui de la Rome païenne de la fin du IIIe siècle. On peut se croire revenu au temps de Porphyre et de Jamblique : seul le génie métaphysique a disparu. Ces phénomènes merveilleux ne servent d’appui qu’à une doctrine confuse et sans originalité. Elle est beaucoup trop vague et ne se condense pas dans des symboles et des légendes assez frappants, assez précis pour avoir prise sur l’esprit du peuple : elle ne trouve accès qu’auprès des gens du monde, et c’est dans ce milieu qu’elle a fait des adeptes, grâce à leur très insuffisante culture historique.

La théosophie repose en effet tout entière sur la croyance à une doctrine occulte qui aurait été secrètement transmise de génération en génération aux initiés et qui aurait constitué le fond caché et mystérieux de toutes les religions et de toutes les anciennes philosophies. On reconnaît par malheur les morceaux qu’on a pris de côté et d’autre et recousus comme au hasard pour en faire la doctrine nouvelle. La position adoptée par les théosophes est commode : pour obtenir les explications dernières, il faut être initié (eux-mêmes ne le sont qu’à demi) et il faut tout croire d’avance, pour que les « Frères » mystérieux et invisibles vous acceptent pour l’un des leurs et vous révèlent le grand mystère. Tout s’explique par des lois naturelles, mais impénétrables. Il y avait, je crois, intérêt à indiquer le caractère de cet étrange mouvement de mysticisme expérimental : il est grand temps maintenant de venir aux ouvres scientifiques qui ont traité de la suggestion men-