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PICAVET.le phénoménisme et le probabilisme

il, n’eût pas étendu son empire, s’il avait respecté le bien d’autrui ; les Romains eux-mêmes n’eussent jamais étendu leur domination sur une grande partie de l’univers, s’ils n’avaient fait passer la sagesse avant la justice[1].

Enfin Carnéade concluait encore, semble-t-il, comme il l’avait déjà fait pour la croyance aux dieux, que les hommes ne s’accordent pas sur l’existence d’une loi morale ; on ne peut donc, d’après les Stoïciens eux-mêmes, admettre qu’il y ait un droit naturel obligeant les hommes de tous les lieux et de toutes les époques[2].

En résumé, l’homme ne peut saisir la vérité ni en logique, ni en physique, ni en morale. Il lui convient donc de suspendre son jugement sur ces questions qu’il ne lui est pas donné de résoudre, de ne donner son assentiment à aucune des solutions présentées par les dogmatiques. Carnéade, disait Clitomaque, a accompli un véritable travail d’Hercule, en arrachant de nos âmes cette bête féroce et intraitable qu’on appelle l’assentiment (feram et immanem belluam). Que si on lui objectait, comme Antipater, qu’il devait convenir tout au moins qu’on pouvait percevoir la proposition dans laquelle il résumait son système, il répondait qu’en niant que les choses puissent être saisies, il n’exceptait pas la proposition par laquelle il exprimait cette universelle incompréhensibilité.

F. Picavet.
(La fin prochainement.)

  1. Carneade avait-il pensé au succès de son ambassade en choisissant ces exemples ? avait-il voulu montrer aux Romains par un argument « ad hominem » que les Athéniens, n’ayant pillé qu’une bicoque, ne devaient pas être aussi sévèrement condamnés que les Romains qui avaient pillé le monde ? C’est ce que croit M. Martha, et c’est assez probable. Mais ces exemples s’accordent trop bien avec ce que nous connaissons de sa doctrine, pour n’y pas voir l’expression exacte de sa pensée.
  2. Nous avons reconstruit ce discours d’après M. Martha, mais nous lui avons donné une conclusion un peu différente. M. Martha a répondu à merveille à ceux qui accusaient Carnéade d’immoralité, et nous reproduirons plus tard quelques-uns des arguments par lesquels il a réfuté ces critiques ; mais il nous semble qu’il a légèrement altéré la doctrine de Carnéade dont il a fait un sceptique plutôt qu’un acataleptique.