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paradoxes stoïciens offraient une riche matière à la verve railleuse et mordante de Carnéade ; peut-être même serait-on autorisé à voir, dans les plaisanteries de Cicéron, un écho des critiques du fondateur de la Nouvelle Académie[1].

Carnéade justifiait encore sa théorie de l’acatalepsie, non plus seulement en prétendant que l’on pouvait soutenir sur une même question morale deux théories diamétralement opposées, mais en les présentant lui-même d’une manière si plausible que ses auditeurs étaient amenés à croire que chacune d’elles était l’expression de la vérité. C’est ce qui arriva lors de son ambassade à Rome, où il fit deux conférences dans lesquelles il parla successivement pour et contre la justice. Le sujet, comme on l’a remarqué, était merveilleusement choisi pour le but que se proposait le philosophe, car la théorie de la justice est un des fondements sur lesquels repose la morale tout entière.

Du premier discours, nous ne connaissons à peu près rien. Il est probable qu’il y établissait, d’après Platon et les Stoïciens, l’existence d’une loi morale universelle, la même pour tous les temps et pour tous les pays[2].

Nous connaissons mieux le second de ces discours, grâce aux renseignements qui nous ont été transmis par Cicéron et Lactance[3]. Il y montrait l’opposition de la justice, qui demande que nous sacrifiions notre intérêt personnel à autrui, et de la sagesse qui consiste dans la recherche de l’intérêt particulier. Les hommes ne s’accordent pas sur ce qui est juste et injuste : les Crétois tiennent le brigandage pour un métier honorable ; les sacrifices humains sont en honneur chez les Carthaginois ; la plupart des hommes sacrifient souvent la justice à la sagesse ; le vendeur ne fait pas connaître à l’acheteur les défauts de l’esclave qu’il met en vente. Puis, passant en revue les exemples de casuistique morale, sur lesquels s’exerçaient les Stoïciens, il montrait que la justice et la sagesse fournissent, pour chacun d’eux, des solutions diamétralement opposées : la justice commande au naufragé de laisser à son compagnon la planche à laquelle il s’est accroché ; la sagesse lui conseille de la lui enlever. Parlant ensuite de l’opinion populaire, il prouvait que l’homme injuste est toujours plus heureux que l’homme juste.

Après avoir refait ainsi, au point de vue du sens commun, le portrait de l’homme heureux, il passait à la politique. Alexandre, disait-

  1. Acad. pr., II, 41, 136, sqq.
  2. Martha, op. cit.
  3. Lactance, Instit., V. 15, d’après Cic., de Republ., III, 4. — Cf. Plut., Cato maj. c. xxii ; Quintilien, Instit., XII, i, 35.