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propre, qu’il n’y ait pas dans la nature un grain ou un cheveu qui soient tels qu’un autre grain ou un autre cheveu[1].

Carnéade devait aussi attaquer la physique en général ; il montrait la folie et l’orgueil de ceux qui prétendaient connaître la véritable nature des choses[2] ; il demandait comment on peut faire un choix entre les opinions radicalement différentes de tant d’illustres philosophes ; il mettait à nu l’ignorance des hommes sur la nature de l’âme. Nous ignorons, disait-il, la situation et la force de chacune des parties de notre corps (qui sint situs partium, quam vim quæque pars habeat ignoramus), et les empiriques doutent qu’on puisse les découvrir par la dissection, parce que les différentes parties, séparées les unes des autres et mises au jour, peuvent être dénaturées par le changement qu’elles éprouvent[3]. Nous ne connaissons suffisamment ni la nature des nerfs ni celle des veines[4]. Nous ne savons ni ce que c’est que l’âme, ni où elle loge ; nous ne savons même si elle existe ; si elle est composée de trois parties, comme le dit Platon, ou si elle est une et simple ; si elle est du feu, de l’air, du sang, ou, comme le veut Xénocrate, un nombre incorporel[5].

Enfin il montrait qu’aucune des opinions émises en physique ne lui paraissait même probable, parce qu’elle était contre-balancée par des raisons contraires et de même force (contrariarum rationum paria momenta[6]).

Carnéade avait porté son attention du côté de la morale et il avait critiqué vivement la plupart des doctrines du temps. Nous savons par Plutarque[7] qu’il se moquait d’Épicure pour qui le souvenir d’un plaisir passé était une volupté plus grande que le plaisir présent lui-même, et qui comptait, comme par des éphémérides, combien de fois il avait eu des relations avec Hédée ou Léontium, combien de fois il avait bu du vin de Thasos, ou célébré, par de splendides festins, le vingtième jour. Il n’est pas invraisemblable non plus qu’il faille restituer à Carnéade quelques-unes des nombreuses objections que Cicéron adresse si souvent à la morale épicurienne[8].

Mais c’est principalement contre la morale des Stoïciens qu’était dirigée la polémique de Carnéade. Il admettait avec eux, pour les

  1. Cic., Acad. pr., II, 26, 84, 85. — Cf. Leibnitz, Principe de l’identité des indiscernables.
  2. Acad. pr., II, 36, 116. — Cf. Socrate (Mémorables et Phédon).
  3. id., II, 39, 122.
  4. id., II, 39, 124.
  5. id., II, 39, 121. Nous lisons numerus avec Bentley.
  6. id., II, 39, 121.
  7. Plut. Mor., 1069, B.
  8. Acad. pr., II, 45, 139.