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PICAVET.le phénoménisme et le probabilisme

dition serait meilleure ; il convient donc, non d’enlever des sens à Dieu, mais de lui en accorder plus qu’à l’homme afin qu’il puisse connaître plus d’objets. Dieu aura donc le sens du goût par lequel il saisira les choses qui sont du ressort de ce sens ; certains objets l’affecteront désagréablement et le feront passer dans un état plus mauvais que celui où il se trouvait auparavant ; s’il en est ainsi, Dieu sera aussi soumis à la destruction ; par conséquent il n’y a pas de dieux.

On peut reproduire cette objection pour chacun des autres sens, pour la vue, l’ouïe, l’odorat et le toucher[1]. D’ailleurs la sensation en général est, comme la définit Chrysippe, un changement. Si donc Dieu sent, il est soumis au changement ; s’il change, il peut changer en mal ; il peut donc périr. Mais il est absurde de dire une telle chose de Dieu. Dieu n’existe donc pas.

En outre, s’il y a un Dieu, il est fini ou infini. Il ne peut être infini, car il serait par là immobile et sans âme. Si l’infini était mobile, il passerait d’un lieu dans un autre ; il serait dans le lieu et par conséquent fini ; il ne peut donc être qu’immobile. De même l’infini est sans âme ; car s’il était contenu[2] par une âme, il y serait contenu du milieu aux extrémités et des extrémités au milieu ; or l’infini n’a ni extrémités, ni milieu ; il est donc inanimé. Mais Dieu se meut, il a de plus la vie et une âme[3] ; il n’est donc pas infini.

On ne peut pas dire non plus qu’il soit fini ; car le fini est une partie de l’infini ; or le tout est meilleur que sa partie ; l’infini serait donc meilleur que Dieu. Mais il est absurde de dire que quelque chose est meilleur que Dieu[4] ; Dieu n’est donc pas fini.

Dieu n’étant ni fini, ni infini, n’existe pas.

S’il y avait un Dieu, il ne pourrait être que corporel ou incorporel ; il n’est pas incorporel, car il serait inanimé, insensible et ne saurait agir[5] ; il n’est pas corporel, car il serait alors ou simple ou com-

    Cicéron. A Lucullus qui, d’après Antiochus, affirme qu’il ne désire pas plus de sens qu’il n’en a, Cicéron répond que si quelque dieu le questionnait à ce sujet, il ne manquerait point de répondre hardiment qu’il n’est point content des sens qui lui ont été donnés. (Acad. pr., II, 25, 80.)

  1. Sextus le fait pour l’ouïe et la vue, 143, 144, 145.
  2. C’est l’âme qui parcourt les diverses parties du corps, les maintient ensemble et donne l’unité à l’être : l’expression συέχεσθαι contineri est classique chez les Stoïciens. — Cf. Fabricius, ad Sext., IX, 150 ; Ravaisson, II, 153, n. 2.
  3. C’est du dieu des Stoïciens qu’il s’agit.
  4. On retrouve ici en germe l’argument épicurien (de Nat. Deor., I) reproduit au moyen âge par saint Anselme, plus tard par Descartes et Leibnitz, mais il est employé pour nier l’existence de Dieu.
  5. D’après les Stoïciens (πᾶν τὸ δρώμενον ἢ καὶ ποιοῦν σῶμα). Ps. Plut., de Plac., ph., IV. — Cf. de Com. Notit., 30 (ὄντα γὰρ μόνα τὰ σώματα καλοῦσιν, ἐπειδὴ ὄντος τὸ ποιεῖν καὶ πάσχειν).