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dit d’ailleurs que la raison soit la meilleure chose pour Dieu comme pour l’homme[1] ? — L’homme, selon Socrate, ne peut avoir une âme si le monde lui en fournit une. Mais rien ne prouve que la nature doive être elle-même animée pour produire des âmes. — Chrysippe soutient que le monde est la demeure de Dieu, comme une maison est la demeure de son maître. D’abord, on peut douter que le monde soit une maison, et, de plus, en admettant qu’on puisse le considérer comme tel, il reste toujours à prouver qu’il a été construit en vue d’un but, au lieu d’être un produit de la nature n’agissant en vue d’aucune fin[2].

Ce que ne peut produire un homme, ajoutait Chrysippe, ne saurait être produit que par un être plus puissant, par la divinité elle-même. Sans doute, il peut y avoir un être plus puissant que l’homme, mais pourquoi conclure directement, répondait Carnéade, à l’existence d’un être raisonnable et semblable à l’homme et non à celle de la nature agissant par des lois purement naturelles[3] ?

Carnéade, passant ensuite à l’examen du concept de Dieu considéré en lui-même et indépendamment de ses rapports au monde, dirigeait, contre ce que nous appelons la personnalité divine, des attaques qui se rapprochent beaucoup, comme le remarque Zeller[4], de celles qu’ont dirigées contre elle quelques-uns de nos contemporains[5].

S’il y a des dieux, disait-il, ils doivent être animés ; si Dieu est un animal, il doit être doué de sensibilité, car c’est là ce qui caractérise l’animal ; s’il sent, il éprouvera de la douceur ou de l’amertume, car on ne peut admettre qu’il connaisse les objets sensibles par certains sens et non par le goût, et il est peu probable qu’il ait moins de sens que l’homme. Si l’homme[6] avait plus de sens, sa con-

  1. De Nat. Deor., III, 8, 21.
  2. De Nat. Deor., III, 26.
  3. De Nat. Deor., III, 10, 25 sqq. L’objection de Carnéade n’est pas sans analogie avec celle de Kant qui soutient qu’on peut, par la preuve physico-theologique, conclure à l’existence d’un être proportionné à la finalité qu’on aperçoit dans le monde c’est-à-dire supérieur à l’homme — mais non à celle d’un être tout-puissant et infiniment sage. (Crit. de la raison pure, Barni, II, 215, sqq.) — Cf. Stuart Mill, Essais sur la religion.
  4. III, i, 508.
  5. Nous renvoyons à l’Idée de Dieu, où M. Caro a admirablement exposé toutes les critiques qui ont été dirigées de nos jours contre la personnalité divine. Tout en combattant avec force la plupart des auteurs dont il expose les idées, nul n’a mieux montré quelles difficultés soulève cette question dont s’est tant préoccupée notre époque. C’est une preuve de l’originalité du philosophe Carnéade, dont on a quelquefois accusé l’argumentation de banalité, d’avoir exposé plus de deux siècles avant notre ère, ce qui a, de nos jours, attiré longuement l’attention des penseurs.
  6. Sextus, IX, 139, sqq. C’est là une idée qui se retrouve fréquemment chez