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sirs qu’il pourrait avoir de communiquer aux autres ses pensées et ses opinions par la parole ou par la presse ; s’il est religieux, il ne faut pas qu’il ait à se priver de prières ; s’il est libre penseur, il ne faut pas qu’il ait à souffrir de l’intolérance d’autrui. Il est toujours pénible d’obéir : pour rendre l’obéissance moins dure, nous accorderons à l’homme le droit de participer par son suffrage à la confection de la loi ; il aura ainsi la consolation de se dire qu’il est pour sa part l’auteur du commandement auquel il obéit et qu’en payant ses impôts il ne fait que payer une sorte de prime d’assurance qu’il a lui-même souscrite. Ainsi tous les droits les plus essentiels peuvent s’expliquer dans ce système.

Nous le reconnaissons volontiers, mais nous disons : Oui, les choses peuvent se passer ainsi, mais doivent-elles se passer ainsi ? — La réponse ne peut être que conditionnelle. Oui, si ainsi les hommes sont plus heureux. Mais comment évaluer ce bonheur ? Qui en sera juge ? Les économistes, pour tout ce qui peut s’évaluer en argent. Mais la richesse est-elle le bonheur ? Elle est un signe de bonheur, sans doute ; mais les plaisirs qu’elle procure sont-ils les plus grands et les plus nombreux ? les douleurs qu’elle éloigne sont-elles les plus nombreuses et les plus profondes ? Non certainement. Qui donc, en l’absence de tout signe objectif, jugera du bonheur de tous ? Chacun voudra donner aux autres le bonheur qu’il regarde comme le plus grand et, s’il a la force à son service, se croira le droit de les rendre heureux même malgré eux. Ainsi les lois varieront selon les idées, les caprices de la multitude, ou se plieront aux volontés absolues d’un tyran.

Si on refuse même d’admettre ces conséquences et qu’on dise que, toutes les lois ayant une influence sur la richesse publique, c’est l’économie politique seule qui doit les régler et les établir, je demande si nos droits seront établis avec plus de certitude. Pourquoi le libre échange est-il soutenu par les économistes ? Parce qu’il favorise la production. Si la protection ou le monopole la favorisaient davantage, ils les soutiendraient tout aussi bien. Or, si l’efficacité productive du libre échange est contestée, comment l’efficacité de la liberté de conscience ne le serait-elle pas ? Et si ma religion vous semblait diminuer la richesse, vous pourriez m’interdire de prier. — Avec ce système donc plus de droit inaliénable et imprescriptible. La dignité de l’homme n’est respectable que si ce respect augmente le bonheur des autres hommes. Le droit absolu n’existe plus ; il n’y a plus qu’une formule hypothétique, variable et soumise à toutes les contestations.

Si, au lieu de considérer la valeur de l’homme en fonction de la sen-