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PENJON.une forme nouvelle de criticisme

différence qui sépare la nature supérieure et la nature empirique des choses, tous les biens du monde doivent lui sembler méprisables auprès de la perfection morale. Est-ce à dire qu’il ait à imiter les saints et les ascètes, qui ont quitté le monde pour annihiler autant que possible en eux la nature physique ? Non, car si l’on songe que tout le contenu de notre individualité appartient au monde empirique, et que nous n’avons du divin qu’un simple concept avec une tendance à nous en approcher, on comprendra que ce serait manquer le but de la vie actuelle que de la supprimer ou de l’entraver. Suivre le conseil de Schopenhauer et s’abîmer dans le quiétisme, ou chercher à tuer « la chair » à l’exemple des ascètes, c’est également se donner un genre de vie indigne d’un être raisonnable. Mais si nous ne pouvons pas, pour ainsi dire, nous échapper de notre nature empirique, nous devons l’employer à des fins supérieures. Il y a donc une sorte de compromis à établir entre les exigences de nos deux natures, et nous ne devons combattre celles de notre nature empirique que dans la mesure où elles sont contraires à notre élévation morale. Loin d’affaiblir le corps, nous sommes obligés de le maintenir dans l’état de santé le plus propre à nous rendre capables de bien agir. L’ascète n’a en vue que sa propre sainteté ; la vraie moralité nous prescrit plutôt de chercher notre sainteté en agissant pour le bien d’autrui et d’y faire servir précisément notre nature empirique : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fit à toi-même. »

Malgré ce compromis nécessaire, il ne faudrait pas croire qu’une réelle harmonie puisse jamais s’établir entre la manière d’être supérieure que nous concevons, vers laquelle nous sommes obligés de tendre, et notre condition empirique. Entre le normal et ce qui est, dans son fondement, anormal, il n’y a pas d’accord complet à attendre, si ce n’est en apparence, dans le domaine de l’art. C’est là une exception qui a causé souvent une agréable mais trompeuse illusion. La beauté de la forme est, en effet, dans ce monde sensible, comme une révélation immédiate du monde supérieur : elle efface tout souvenir de l’anomalie qui est au fond de la nature empirique et nous présente l’image d’une harmonie intérieure qui éveille en nous comme le pressentiment de la perfection achevée. Mais il ne faut pas oublier que le beau réside moins dans les choses mêmes que dans notre manière de les concevoir. Il n’a pas de racines dans l’intérieur des choses, il flotte seulement, en quelque sorte, à leur surface ; c’est une belle apparence, il n’y a pas de belle réalité. En fait, le physique, même lorsqu’il sert à réaliser le moral, lui reste intérieurement opposé. En résumé, toute la partie théorique de la philosophie se ramène à ces trois propositions :