Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIII.djvu/361

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
351
PENJON.une forme nouvelle de criticisme

moi n’est rien d’absolument vrai. L’homme, suivant le mot d’Homère, est le « le rêve d’une ombre » ; il est, comme le dit Shakespeare, « de l’étoffe dont sont faits les songes ». Mais il peut s’élever au-dessus de lui-même, triompher de l’erreur et de l’égoïsme qui constituent le moi, et même, dans l’héroïsme moral, s’élever jusqu’au sacrifice de son individualité.

Nous attribuer ce pouvoir de nous élever au-dessus de nous-mêmes, n’est-ce pas nous attribuer la liberté, et comment concevoir la liberté dans une doctrine où il n’y a de substance qu’en apparence, où il ne semble rester au dedans et au dehors que des phénomènes soumis à des lois ? Pour résoudre le problème, il ne faut pas partir, comme on le fait ordinairement, de l’opposition de la liberté et de la nécessité ; car on n’a alors aucune autre preuve à alléguer que le sentiment intime de la liberté et de la responsabilité, et l’on est ainsi trop porté à comprendre la liberté dans le sens d’un indéterminisme vide, d’une faculté prétendue de vouloir et de se déterminer sans cause : la réfutation, au nom du bon sens et de l’expérience, est trop facile. Mais l’opposition de la liberté et de la nécessité n’est qu’un aspect de l’opposition qui existe entre le moral et le physique. Notre nature morale se manifeste originairement, non dans la volonté, mais dans le jugement, et c’est du jugement que nos volitions et nos actions reçoivent elles-mêmes leur caractère moral. Tout le monde s’accorde sur l’opposition du bien et du mal, du vrai et du faux, sur le caractère anormal du mal et du faux. Comment l’anormal peut-il exister ? Expliquer cette existence, ce serait, par quelque manière, montrer qu’elle est légitime. Il suffit de présenter ainsi la question pour prouver aussitôt qu’elle est insoluble. Nous devons donc nous efforcer, non pas d’expliquer l’anormal, ce qui est impossible, contradictoire, mais d’en reconnaître les caractères. Son caractère distinctif est sa tendance à se nier, à s’anéantir lui-même. C’est pourquoi, tout, dans notre monde, étant anormal, rien, en lui, n’est stable, tout se trouve dans un flux et un mouvement incessants. Seules, comme nous l’avons déjà vu, les lois sont invariables, et l’anormal ne peut subsister que par l’illusion qui déguise sa nature véritable, en le faisant paraître conforme à la norme, c’est-à-dire substantiel et durable. Cette notion que tout dans notre monde est anormal et ne subsiste que grâce à une illusion, nous découvre tout à coup la raison des deux dualités que présente notre nature : 1o le dédoublement du moi en un sujet connaissant, principe de pensées et de représentations, et un objet (connu, principe qui sent et qui veut ; 2o l’opposition du moral et du physique, tant dans notre pensée que dans notre volonté. Si nous étions des substances réelles, ce dédoublement