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PENJON.une forme nouvelle de criticisme

suprême de notre pensée est en effet le concept de la nature normale ou absolue des choses, dans laquelle l’unité exclut la diversité. Tout changement est donc parfaitement étranger à la nature normale ou absolue des choses ; aucun changement, par conséquent, ne peut être sans cause. Un objet absolu, conforme à la norme de notre pensée, ne pouvant ni être ni devenir différent de lui-même, tout changement est un indice certain que nous avons affaire à une existence sans caractère absolu, partant soumise à des conditions et dépendant de ce qui n’est pas elle-même.

La notion a priori que le changement est étranger à la manière d’être normale et absolue des choses, nous donne, en outre, la certitude que, même dans le monde soumis au changement, il y a nécessairement un élément invariable. Cet élément se rencontre dans les relations des causes et des effets, dans les lois de leur succession. De la proposition : aucun changement n’est possible sans cause, découle immédiatement, avec une nécessité logique, cette autre proposition : les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. La certitude de cette invariabilité des rapports de cause à effet, des lois de succession, confère un caractère rationnel à nos inductions. L’expérience seule, David Hume l’a bien fait voir, ne peut rationnellement garantir l’invariabilité des rapports qu’elle a permis de constater dans le passé. Sans la certitude a priori qu’il y a nécessairement, dans toute réalité, un élément invariable, on ne saurait jamais où s’arrête le changement, on ne pourrait lui supposer aucune limite absolument infranchissable. C’est donc la norme suprême de la pensée qui seule confère un caractère scientifique à nos inductions.

Mais comment ce monde, où tout se trouve dans un flux et un mouvement perpétuels, peut-il conserver un élément invariable, soustrait à tout changement ? Des lois invariables ne s’y rencontrent que parce que les objets de l’expérience apparaissent eux-mêmes comme des substances, c’est-à-dire comme des objets invariables en soi. En réalité, aucun objet de l’expérience, nous le savons, n’est invariable ; mais notre expérience est organisée conformément à cette apparence et constitue ainsi un ordre immuable dans ce flux incessant de phénomènes fugitifs. Le principe de l’invariabilité de la substance trouve ainsi son application dans le monde de l’expérience, où ne se rencontre cependant aucune substance véritable, et la norme de notre pensée nous garantit l’inaltérabilité des lois de l’expérience qui serait impossible sans sa conformité apparente avec cette norme.

En résumé, la norme de notre pensée est la condition nécessaire de l’expérience et du monde physique que l’expérience nous fait