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jouer son rôle de moyen. La fin de la vie psychique c’est l’action, l’adaptation au milieu ambiant, soit physique soit social, au moyen de mouvements appropriés. Si l’adaptation involontaire et irréfléchie suffit pratiquement, l’intelligence n’intervient pas, car son intervention est inutile. Nous n’avons besoin d’elle que si l’adaptation instinctive est troublée et si nous en sommes avertis par la douleur ; son concours est alors indispensable pour rétablir l’équilibre perdu. Mais ce qui est vrai de l’intelligence individuelle est bien plus vrai encore de l’intelligence sociale. Par conséquent toutes les fois qu’on entreprend l’étude d’une représentation collective, on peut être assuré que c’est une cause pratique et non théorique qui en a été la raison déterminante. C’est le cas pour ce système de représentations qu’on appelle une religion.

Peut-être M. Guyau aurait-il été amené de lui-même à corriger ce qu’il y a d’excessif dans son intellectualisme s’il avait moins laissé dans l’ombre un fait fort important, à savoir le caractère obligatoire des prescriptions religieuses. M. Guyau refuse, il est vrai, de compter la morale et le droit parmi les éléments proprement dits de la religion. Celle-ci n’aurait été à l’origine qu’une physique superstitieuse ; c’est seulement à la fin de son évolution, alors que, se trouvant à la veille de disparaître, elle n’est plus entièrement elle-même, qu’elle aurait pris un caractère éthique. Il serait peut-être plus juste de renverser les termes de la proposition. C’est aujourd’hui que la morale est devenue indépendante de la religion ; à l’origine, au contraire, les idées morales, juridiques et religieuses étaient confondues dans une synthèse un peu confuse dont le caractère cependant était avant tout religieux. Maintenant encore, à côté de la morale laïque, n’y a-t-il pas une morale confessionnelle fort différente, mais non moins impérative ? Le croyant ne se sent-il pas obligé d’aller à la messe et de communier, tout comme de respecter la vie et la propriété d’autrui ? Le chrétien qui, pour la première fois, prend le vendredi saint ses repas comme à l’ordinaire, le juif qui, pour la première fois, mange de la viande de porc, éprouvent un remords qu’il est impossible de distinguer du remords moral. À l’intérieur de chaque communauté religieuse, le fidèle qui transgresse les prescriptions du rite est l’objet d’une réprobation de tous points analogue à celle dont nous flétrissons les actes immoraux. Il est clair que si la religion n’avait été qu’une hypothèse de métaphysique ou de philosophie morale, « une induction scientifique mal menée », elle ne serait jamais devenue une obligation sociale.

Nous pensons cependant que la théorie de M. Guyau peut et doit être conservée du moins comme explication partielle du phénomène religieux, mais à condition de la modifier. Pour l’auteur la religion procède d’un double facteur, le besoin de comprendre d’abord, la sociabilité ensuite. Nous demanderions en premier lieu qu’on intervertit l’ordre des facteurs et qu’on fit de la sociabilité la cause déterminante du sentiment religieux. Les hommes n’ont pas commencé par imaginer