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analyses. — guyau. L’irréligion de l’avenir

les incidents de sa vie quotidienne. Car ils sont, celui-ci surtout, émaillés de souvenirs personnels, impressions de voyage, observations fortuites faites dans la rue, dans le monde et notées au passage, qui pourtant font corps avec le développement de l’idée. Parfois même on se prend comme à regretter que le ton n’ait pas un peu plus de cette impersonnalité qui convient à la science.

Quant à la doctrine, elle marque un important progrès dans l’étude scientifique des religions. Comme nous l’avons dit, on n’avait vu jusqu’ici dans les religions qu’un produit de l’imagination individuelle et on ne leur avait assigné d’autres causes que le besoin de comprendre ou le sentiment de l’idéal. Robinson dans son île aurait donc pu se faire sa religion. Or on n’a jamais trouvé de religions qu’au sein de sociétés constituées ; chez les malades qu’un accident physique (cécité jointe à la surdité) a presque radicalement séparés du reste de la société, on n’a jamais observé de sentiment religieux jusqu’au jour où on le leur a communiqué (cas de Laura Bridgmann et de Julia Brace) ; enfin l’histoire nous apprend que les religions ont évolué et varié comme les sociétés mêmes où elles ont pris naissance. Tous ces faits n’indiquent-ils pas que la religion est en totalité ou en grande partie un phénomène sociologique ; qu’il faut pour l’étudier se placer d’abord à un point de vue social, et que c’est seulement après en avoir fait la sociologie qu’on pourra aller en chercher dans la conscience individuelle les racines psychologiques. C’est ce qu’a compris M. Guyau, et c’est ce qu’il a tenté de faire. Voilà l’idée neuve de son livre.

Mais, comme Spencer, M. Guyau fait encore jouer à la pure spéculation un rôle exagéré dans la genèse des religions. Pour lui en effet la cause efficiente des croyances religieuses, c’est avant tout le besoin de comprendre et d’expliquer. La vie sociale n’aurait fourni à l’imagination populaire que le modèle d’après lequel elle aurait construit le monde fantastique de la religion[1]. D’une manière générale, M. Guyau a une tendance intellectualiste qui s’était déjà manifestée dans ses précédents ouvrages. On se rappelle que dans sa Morale anglaise et dans son Esquisse d’une Morale, il avait soutenu que l’esprit critique suffit à dissoudre les instincts et les sentiments moraux. Dans son présent livre, il affirme que la seule instruction suffit à les reconstituer[2]. La réflexion est donc toute-puissante ; elle peut tout détruire et tout créer. Or cette théorie nous paraît être de plus en plus inconciliable avec les enseignements de la psychologie. Elle suppose sans raison que la pensée réfléchie, que la science est le but dernier de l’évolution psychique, si bien que tout change en nous quand l’intelligence l’exige. Une découverte scientifique suffirait donc à bouleverser le monde. Tout au contraire, l’intelligence n’est qu’un moyen, et, à l’état normal, elle se contente de

  1. V. tout le chapitre I. Aussi M. Guyau appelle-t-il la religion une physique sociomorphique ; la vie sociale ne fournit que la forme de la construction.
  2. P. 350.