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M… l’ordre revêt le caractère d’une obligation stricte, d’un devoir impérieux, même quand son instinct ou sa conscience lui prêchent la révolte. Cette espèce de devoir n’est presque jamais agréable à remplir, ne fût-ce, par exemple, que de venir embrasser une de mes filles ; et pourtant il lui pèse de ne pas l’accomplir ; elle se croit en faute. Quoique je leur aie souvent suggéré qu’elles trouveront du plaisir dans les suggestions à échéance, elles n’en ont jamais trouvé, et, quand j’ai besoin de leur en donner, je n’obtiens pas toujours leur consentement sans peine, bien qu’elles ne se refusent pas à des choses en apparence plus pénibles et même douloureuses. Elles prétendent que, que, de longues heures avant le moment où la suggestion doit agir, elles éprouvent déjà une anxiété indéfinissable[1].

Il y a donc, pour J… et M…, une différence entre se sentir libres et se sentir contraintes. Or ce sentiment est un fait considérable et d’une portée universelle. Car, de ce que beaucoup ne voient pas une différence, on ne peut conclure qu’elle n’existe pas. Mais si une seule personne la voit indubitablement, c’est qu’elle existe. Les daltoniens confondent le vert et le rouge. Supposons que le daltonisme fût le lot de l’humanité ; n’y eût-il cependant qu’un seul être qui ne fit jamais la confusion, il serait dès ce moment certain que le vert et le rouge sont distincts[2].

Le sophisme, le voici. M. Beaunis constate que les hypnotisés n’ont plus leur libre arbitre, tout en se croyant libres. Nous venons de voir que cette assertion est inexacte. Mais admettons son exactitude. Il en conclut que la croyance à la liberté ne prouve pas le libre arbitre, et que, par conséquent, il est possible, probable, certain même, que nous sommes guidés fatalement sans le savoir. La conclusion va peut-être beaucoup au delà des prémisses. Mais ne chicanons pas. Or, si nous ne sommes pas libres, comment pouvons-nous constater que les somnambules ne le sont pas tout en croyant l’être ? Sur quoi pouvons-nous fonder une distinction entre se croire libre, et se croire libre sans l’être, puisque les deux termes sont pour nous identiques et reviennent tous deux à se croire libres sans l’être ?

  1. J’ai émis précédemment des doutes, non sur la vérité de leurs assertions, mais sur l’interprétation du phénomène qui pourrait n’être qu’une auto-suggestion.
  2. Ceci me rappelle une discussion qui avait lieu un soir chez le physicien Plateau, en présence de M. Lamarle, un mathématicien qui s’est acquis quelque renom. Toutes les personnes qui étaient là confondaient à la lumière le vert et le bleu des timbres-poste alors en usage. M. Plateau donnait une explication physique de ce phénomène. Je repoussai l’explication en me fondant sur ceci que moi, daltonien cependant, je ne faisais pas cette confusion. L’argument me semblait et était sans réplique. Eh bien ! je ne l’ai pas fait admettre sans peine.