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DELBŒUF.de la prétendue veille somnambulique

Moi : « Par malheur, votre sœur ne sait pas se servir de votre corps. — Il faut le lui apprendre, monsieur ! » À sa sœur : << Allons, lève-toi ! marche ! » Elle la prend sous les bras, la met debout, la pousse, lui tiraille tous les membres. M….. résiste, gémit, montre de la mauvaise humeur. Moi à J….. : « Après tout, je ferais mieux de vous rendre votre corps. Il y a moyen, morceau par morceau. — Oui, monsieur. — Je vais commencer par détacher un bras. Pourvu seulement que vous n’ayez pas mal ! » Voilà J….. qui a mal au corps de M….. qu’elle regarde comme le sien ; elle crie, si je le pince, et au moment où je fais semblant de détacher le bras avec mon couteau, elle pousse un cri de douleur. Moi : « Décidément, ce moyen n’est pas praticable ; si j’échangeais les têtes, ce serait plus simple. — Je crois bien que oui, monsieur. »

Je commence par détacher la tête de J….. que je mets soigneusement dans mon chapeau sur la table. Elle la contemple avec satisfaction ; elle n’a pas eu mal. Je lui remets un couteau de bois pour détacher la tête de M….. Elle détache la tête, la met dans un mouchoir qu’elle dépose sur les genoux de M….. Après quoi, sans que j’aie besoin de rien lui dire, elle prend mon chapeau, l’enfonce sur la tête de M…., puis prend le mouchoir et le met sur sa tête. Ça a très bien marché, monsieur ; je n’ai pas eu mal du tout, et c’est mieux ainsi. — En effet ; mais nous n’avons pas réfléchi ; vous aviez le corps de M….. Voilà que vous avez aussi sa tête ; vous êtes M…..….. ! » J….. est frappée de la justesse de ce raisonnement et reste interdite. Son regard nous montre qu’elle est plongée dans des réflexions inextricables. Tout à coup : « Je reprends ma tête ! » s’écrie-t-elle, et vivement, elle jette le mouchoir sur la table, enlève mon chapeau de la tête de M….. et le met sur la sienne. Je réveille J…., qui se souvient de tout le drame. Je permets ensuite à M….. de reprendre son corps à J…., ce qu’elle fait d’un geste rapide. Je la réveille ; pas de souvenir.

Je pourrais allonger encore la liste de ces étonnantes fantaisies. Mais elle est plus que suffisante pour établir la proposition que nous avons en vue, à savoir que ce qu’on appelle la veille somnambulique est un tissu de rêves, plus ou moins bizarres, conformément à la volonté de l’hypnotiseur. Le sujet rêve. Pour nous, il n’a pas l’air de rêver, pourquoi ? Uniquement parce qu’il n’est pas dans son lit et tient les yeux ouverts. En fait, il ne voit pas les objets qui l’entourent ; il ne voit que les objets qui figurent dans son rêve, et encore tels qu’on lui montre. Une personne peut être une chaise, et lui même peut être une brouette. Un corps s’évanouit à ses yeux ; il ne s’en étonne pas ; mais il suit néanmoins ce corps évanoui et avec une