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notiseur et par les sujets. Pourtant, quand je rappelle mes souvenirs, il me semble que, malgré un long commerce qui pourrait comporter de la distraction ou de l’indifférence, c’était avec autorité que M. Charcot s’adressait à ses malades, et, entre autres, à cette fille si suggestible dont j’ai raconté les hallucinations à l’état de veille.

On peut, à l’état de veille, donner des suggestions à longue échéance. Ainsi, l’un des jours du mois de mai (c’était le 10), à sept heures du matin, j’annonce à J… que, au moment où elle habillera ma femme, elle lui verra un grand nez. À sept heures un quart, elle avait gardé le souvenir de la suggestion. À huit heures un quart, elle la racontait à ma femme, et lui disait qu’elle ne l’aurait pas. Vers huit heures et demie, occupée à faire une chambre au second, elle se disait tout le temps « qu’il ne lui plairait pas » de l’avoir. À huit heures trois quarts, elle ne savait plus quelle était cette chose qu’il ne lui plaisait pas d’avoir. À neuf heures, la suggestion opérait. J’étais présent ; elle n’a pas eu du tout l’air de me voir et elle a pourtant passé tout près de moi. Elle a ri aux éclats en voyant ma femme, et lui a pincé l’appendice imaginaire. Sur mon conseil, ma femme lui a soufflé dans la figure. Souvenir intégral. C’est ainsi que j’ai pu reproduire de quart d’heure en quart d’heure ce qui s’était passé en elle.

La question se pose de savoir si le sujet s’endort au moment où on lui fait la suggestion. Je suis porté à le croire ; mais il m’est difficile aujourd’hui de répondre avec assurance parce que la mémoire de mes deux servantes est, comme je l’ai plusieurs fois observé, tellement développée, qu’un rien rafraîchit leur souvenir. Voici néanmoins quelques faits.

Le 7 mai, à dix heures du soir, je commande à J…, sans l’endormir, de m’apporter le lendemain, à sept heures, mon déjeuner, et de m’embrasser (ici le nuage) en me disant qu’elle m’aimait bien. Il faut savoir que c’est L… la cuisinière qui m’apporte d’ordinaire mon déjeuner. À sept heures, j’entends une dispute dans l’office. L… monte avec le déjeuner, suivie par J… qui veut le lui prendre. L… tient bon et l’emporte. J… est mécontente, mais bientôt elle se rassérène. Je lui demande le motif de la dispute. Elle me le dit, ajoutant qu’elle a bien encore deux autres envies, mais qu’elle ne les exécutera pas ». Là-dessus, l’interrompant, je lui dis qu’à neuf heures elle viendra me demander son bras qu’elle aura perdu. « Oui, monsieur ! » fait-elle d’un ton d’incrédulité. Mais j’ai remarqué le nuage. Deux minutes après, je lui demande ce que je lui ai dit ; elle n’en a gardé aucun souvenir. Je l’endors ; le souvenir y est. Cette fois-là, il y avait donc eu évidemment hypnotisation.

À neuf heures, J…, visiblement hypnotisée, vient me redemander