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B. est dans le bois. Il fait chaud. Un orage se prépare ; un gros nuage s’élève à l’horizon. Le vent secoue les arbres. La pluie tombe. Nous nous réfugions sous un arbre. Les sentiers sont transformés en torrents : « Voyez donc l’eau ! » s’écrie-t-il, et il se colle de plus en plus contre son arbre. Mais cet abri devient insuffisant. Je tiens en main un balai, je le donne à B. comme parapluie : il fait le geste de l’ouvrir et l’élève au-dessus de sa tête. Réveil.

Il se rappelle immédiatement le dernier rêve ; mais les autres ne lui reviennent pas d’emblée. Invité à rassembler ses souvenirs, il se rappelle le second, et retrouve ensuite sans peine le premier. Aucun détail n’est oublié.

On ne peut s’empêcher d’admirer la fidélité de la mémoire des somnambules. Les paroles qu’on leur dit ont l’air de s’imprimer chez eux comme sur un phonographe. S’agit-il de suggestions, les ordres sont accomplis avec une exactitude scrupuleuse. Mais aussi, comparons leur état au nôtre. Pendant qu’on nous parle, nous entendons les mille bruits de l’appartement et de la rue ; et non seulement nous les entendons, mais nous les reconnaissons et les localisons : c’est une dispute entre les domestiques ; le chien qui gronde ; un fournisseur qui entre ; la pendule qui sonne ; un charretier qui jure ou fait claquer son fouet ; le roulement du tramway ou des voitures ; le sifflement d’un bateau à vapeur. Aux distractions de l’ouïe, ajoutez-en d’innombrables venant de la vue, de l’odorat, du toucher, de tous les sens en un mot, sans compter les souvenirs qui surgissent à l’occasion de ces sensations diverses, et vous n’aurez encore qu’une faible idée du monde infini d’impressions de toute nature qui entrent ou surgissent en nous, en même temps que celles sur lesquelles on désire attirer spécialement notre attention.

Le somnambule, au contraire, est absolument insensible à toutes les actions du dehors, sauf à celles pour lesquelles son hypnotiseur le dispose. Au moment où celles-ci se font sentir, son esprit est une véritable tabula rasa, et les empreintes faites se dégagent, isolées, nettes, et vives sur un fond uniforme comme la nuit. C’est cette nuit même qui entoure ces empreintes, qui les rend si difficiles à retrouver, si inabordables, pourrait-on dire ; et le procédé par lequel nous avons appris à les retrouver consiste, en somme, à les relier par un trait lumineux, au jour de l’état normal.

L’explication des illusions du somnambule n’est pas différente. Comme je le dis dans mon volume sur le Sommeil et les Rêves, nos rêveries, nos écarts d’imagination pendant la veille sont sans cesse contrariés et contrôlés par la réalité brutale et violente. Mais, pour lui, cette réalité n’existe plus. Bien mieux, dans la vie ordi-