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fort à discuter. Mais ils avaient de grands défauts ; ils étaient hautains, orgueilleux et fort intolérants. Le vieillard ne leur ressemblait nullement : très fort, plus fort même en exégèse que ses coreligionnaires, il évitait toute controverse. Comme il était d’un caractère expansif et gai, il lui arrivait de rire non pas du rire grossier et cynique des autres forçats, mais d’un rire doux et clair, dans lequel on sentait beaucoup de simplicité enfantine, qui s’harmonisait parfaitement avec sa tête grise. Peut-être fais-je erreur, mais il me semble qu’on peut connaître un homme rien qu’à son rire ; si le rire d’un inconnu vous semble sympathique, tenez pour certain que c’est un brave homme. Ce vieillard s’était acquis le respect unanime des prisonniers ; il n’en tirait pas vanité. Les détenus l’appelaient grand-père et ne l’offensaient jamais. Je compris alors quelle influence il avait pu prendre sur ses coreligionnaires. Malgré la fermeté avec laquelle il supportait la vie de la maison de force, on sentait qu’il cachait une tristesse profonde, inguérissable. Je couchais dans la même caserne que lui. Une nuit vers trois heures du matin, je me réveillai : j’entendis un sanglot lent, étouffé. Le vieillard était assis sur le poêle et lisait son eucologe manuscrit. Il pleurait, je l’entendais répéter : « Seigneur, ne n’abandonne pas ! Maître ! fortifie-moi. Mes pauvres petits enfants ! mes chers petits enfants ! nous ne nous reverrons plus ! » Je ne puis dire combien je me sentis triste. »

Or, en analysant « le crime » de cet homme, on voit que Dostojewsky a tort de s’étonner de ses bonnes qualités. Il s’agit tout simplement d’un homme qui défendait la religion de son pays contre l’envahissement d’une nouvelle croyance ; c’est une action comparable à un délit politique. Ce vieux croyant n’était qu’un révolté, ce n’était pas un criminel. « Et pourtant il avait détruit une église ! » exclame notre auteur. Oui, mais sans faire périr personne dans les flammes, sans avoir l’idée de faire le moindre mal à qui que ce soit. Quel est le sentiment altruiste élémentaire qu’il avait donc violé ? La liberté de foi religieuse n’en est pas un. C’est un sentiment trop perfectionné, le fruit d’un développement intellectuel supérieur, qu’on ne peut pas s’attendre à trouver dans la moralité moyenne d’une population. À notre point de vue, l’incendie de l’église de Staredoub n’eût pas été un délit naturel. C’est un de ces faits qui, quoique punissables par la loi, restent en dehors du cadre de la criminalité que nous avons tâché de tracer. Eh bien, voilà que cet incendiaire non criminel est une des rares exceptions remarquées par notre auteur à la dégradation morale universelle qui l’entourait.

Une seconde exception nous est présentée dans cette figure angé-