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ANALYSES.k. burger. Appréciations de Condillac.

mérites, en second lieu les défauts de sa doctrine, et termine en montrant qu’on peut porter sur lui un jugement motivé.

Longtemps avant Lange et Johnson, Laromiguière avait établi péremptoirement dans ses Leçons de philosophie que Condillac n’est pas matérialiste ; mais M. Burger croit, comme nous l’avons cru nous-même, qu’il est bon de combattre cette erreur trop accréditée encore et il le fait en citant quelques textes, qu’il eût pu choisir plus décisifs s’il ne s’était pas borné au Traité des Sensations[1]. Il montre de même que Condillac n’a nullement nié la spontanéité de la pensée et la liberté de la volonté pour faire de nous les esclaves de la sensibilité et de l’habitude ; qu’il n’a pas nié l’existence de Dieu ; qu’il n’a pas nié l’existence du monde matériel et qu’il ne l’a même pas en général déclarée incertaine ; qu’il ne s’en est pas enfin rapporté à sa seule expérience, mais qu’il a tenu compte des recherches faites par, les philosophes antérieurs. Telle est ce que M. Burger appelle la partie négative des services rendus par Condillac.

Condillac a rendu un service positif en dirigeant la métaphysique dans des voies nouvelles, en la ramenant à l’expérience, en préparant ainsi les progrès de la science, en séparant nettement la religion de la philosophie. Il a de plus, le premier en France, entrepris sur la connaissance humaine, des recherches pénétrantes et véritablement scientifiques. Il a eu une action très féconde par sa méthode qui a dirigé les recherches de presque tous les savants. Il a fondé en France la psychologie scientifique et lui a donné une méthode qui a fait époque : il a même contribué à ses progrès en séparant étroitement ce qui appartient au tact de ce qui appartient à la vue, en essayant de montrer comment nous acquérons nos idées des choses extérieures. Il ne se borne pas à condamner la théorie des idées innées ; il cherche à montrer comment on a pu arriver à une telle erreur ; il bannit la terminologie scolastique de toutes ses explications et s’élève énergiquement contre tous ceux qui croient avoir expliqué une chose lorsqu’ils ont trouvé une idée ou un mot pour l’exprimer. Il analyse et distingue avec beaucoup de soin, avec une grande finesse d’observation, nos facultés, nos idées et nos sentiments : il distingue jusqu’à quatre espèces d’attention ; il sépare les idées sensibles des idées intellectuelles, les idées simples des idées complexes, les idées complètes des idées incomplètes, les idées particulières ou individuelles des idées générales ou abstraites ; il opère de la même manière sur les sentiments et complète ainsi un travail qui, dans l’état où se trouvait alors la psychologie, ne saurait être médiocrement estimé. Enfin il a cherché à expliquer l’essence et l’origine de concepts que l’on considère d’ordinaire sans y réfléchir, comme usuels et intelligibles par eux-mêmes : c’est ainsi qu’il s’est occupé de l’amour et de la haine, du bon et du beau, de l’origine des religions.

  1. Voyez notre Introduction au Traité des Sensations. Delagrave, 1883.