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armée est toute recrutée d’avance dans notre société : indépendamment des volontaires, les récidivistes sont un instrument de colonisation pour ainsi dire tout préparé. Ne pourraient-ils pas, dit M. de Lanessan, « être condamnés à faire un certain temps de service dans les bataillons spéciaux de notre armée d’outre-mer », au lieu d’être parqués dans quelqueile déserte, sans profit pour nous, à charge pour la métropole ? Les routes du haut Sénégal et de Madagascar, les voies ferrées de l’Algérie et de la Tunisie, les ports de l’Indo-Chine ne se feront pas d’eux-mêmes ; les récidivistes seuls sont à même de suppléer l’émigrant, au moins pour le moment. Tant qu’on n’en viendra pas là, il faudra s’attendre à voir pour longtemps encore nos colonies désertes d’Européens, pauvres de ressources, plus pauvres mème que lorsque nous en avons pris possession : car nous aurons importé chez les populations indigènes les maux de la guerre, conséquences presque inévitables de l’annexion, sans leur offrir en compensation les biens de la paix, les bénéfices du commerce et de la civilisation.

Et remarquons que, par ce moyen, les colonies rendront doublement service à la métropole ; car, en même temps qu’elles enrichiront les classes laborieuses de la France, auxquelles elles offriront, pour les mettre en œuvre, les productions variées de leur sol, augmentant d’autant l’aisance générale, elles contribueront à nous guérir de cette lèpre de la criminalité, qui nous ronge et nous déprave. Que sont, en effet, les criminels de notre société ? Pour la plupart, des dévoyés, des déclassés : non pas des déclassés artificiels, mais des déclassés naturels, étrangers par tempérament au milieu social dans lequel ils vivent, pour la plupart représentants attardés d’une époque disparue. En les transportant au sein de civilisations moins avancées, moins raffinées que la nôtre, dans lesquelles ils trouveront des conditions de milieu se rapprochant davantage de celles qui ont vu se développer leur caractère sanguinaire, leurs mœurs brutales, on ferait une œuvre raisonnée, scientifique, et on aurait quelque chance de les remettre dans leur voie naturelle. Et qui sait si des bas-fonds de la métropole ne sortirait pas un jour l’élite de la colonie ! À partir du moment où ces êtres inférieurs, retrempés par un long séjour sur la terre étrangère, se seraient montrés dans leur nouvelle patrie probes et travailleurs en la mesure du possible, il n’y aurait pas grand inconvénient à leur ouvrir de nouveau les portes de la France ; sortis prisonniers, ils y rentreraient, non en vainqueurs, mais en hommes libres ; et la société qui les a vus naître les accueillerait comme autant d’enfants prodigues, qui reviennent à elle repentants après de longues années d’absence !

Paul Mougeolle.