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GAROFALO.le délit naturel

couches liquides d’une pièce d’eau ; mais de même que celui-ci subit une différente réfraction selon la différente densité du milieu, de même ces préceptes généraux subissent des variations considérables dans chaque couche de la société. C’est à ces principes, qu’on appelle proprement la morale, que le temps apporte des variations très lentes, de sorte que, pour y trouver de vrais contrastes, il faut recourir aux mémoires des peuples qui nous ont devancés ou de ceux qui nous sont bien inférieurs en civilisation. Nous disions donc qu’à une même époque et dans une même nation, il y a des principes dont l’empire est reconnu partout, quoique ils n’aient pas la même force et la même expansion dans chaque milieu social. « S’il y a quelque chose, dit M. Bagehot, dans laquelle les hommes diffèrent de beaucoup, c’est la finesse et la délicatesse de leurs intuitions morales, quelle que soit la manière dont nous nous expliquions l’origine de ces sentiments. Pour nous en assurer, il n’est pas nécessaire de faire un voyage parmi les sauvages ; il suffit de parler avec les Anglais de la classe pauvre, avec nos domestiques, nous serons assez édifiés ! Les classes inférieures dans les pays civilisés, comme toutes les classes dans les pays barbares, sont évidemment dépourvues de la partie la plus délicate, de ces sentiments que nous désignons en un mot par le nom de sens moral[1]. » Que l’on ne s’abuse pas cependant sur la signification du passage que nous venons de citer. L’auteur ne remarque dans le bas peuple que le manque de la partie la plus délicate du sens moral. C’est dire que l’on trouve partout un sens moral, à peine ébauché si l’on veut, mais qu’enfin même les bas-fonds de la société ont quelque chose de commun avec les couches supérieures en fait de moralité. La raison en est évidente : Du moment que le sens moral n’est qu’un produit de l’évolution, il faut bien qu’il soit moins dégrossi et moins perfectionné dans certaines classes sociales, qui, n’ayant pu marcher de plain-pied avec les autres, représentent un degré inférieur du développement psychique. Ce qui n’empêche pas que les mêmes instincts n’y existent à un état rudimentaire, et c’est par la même raison qu’ils existent à un état simplement embryonnaire dans certaines tribus barbares encore moins développées que nos bas-fonds sociaux. Il s’ensuit (nous passons aux conséquences, parce que la chose nous parait tellement claire que des exemples seraient superflus) que l’on pourra distinguer, dans chaque sentiment moral, des couches superposées, qui rendent ce même sentiment toujours plus délicat ; de sorte qu’en le

  1. Bagehot, Lois scientifiques du développement des nations, liv.  III, p. 128. Paris, 1883.