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mémoire, et malgré leur penchant à mettre la première à la place de la seconde, n’osent pas affirmer leur complète identité. S’ils concluent que l’habitude est la mémoire, ils ne le disent pas sans quelque réserve ou quelque hésitation. Pour les uns, c’est un commencement, pour les autres une espèce ou une forme de la mémoire. Quelle est cette forme, quelle est cette espèce, quel est ce commencement ? Voilà ce qui demanderait bien des éclaircissements, et voilà ce qui nous a paru manquer dans ces différents auteurs. Leur embarras d’ailleurs nous semble bien naturel quand il s’agit d’assimiler deux faits d’ordre si différent. Quel rapport, en effet, y a-t-il entre l’habitude et les idées qu’évoque la mémoire ? Prenez, depuis Aristote, toutes les définitions des anciens et des modernes, l’habitude n’est pas autre chose que la facilité acquise par la répétition à reproduire un acte quelconque physique ou mental. Comparons maintenant les faits rappelés par la mémoire ou les idées avec l’habitude. La conscience, à n’importe quel degré, fût-ce le plus infime, est, comme nous l’avons dit, l’élément essentiel de toute idée. Or l’habitude, par sa nature propre, est dépourvue de conscience ; non seulement elle en est dépourvue elle-même, mais, là où existe la conscience, elle a précisément pour effet de l’affaiblir d’abord, puis de l’effacer tout à fait, et de transformer les actes volontaires et conscients en actes automatiques et inconscients. Enfin, toute idée représente quelque chose ; l’habitude ne représente rien. Nous lui accordons la vertu de lier ensemble deux idées qui ont été plusieurs fois associées, mais comment le fera-t-elle si d’ailleurs ces deux idées ont cessé d’exister ? Elle les associera, mais à cette condition qu’elles n’aient pas cessé d’exister.

Pour se tirer de cette difficulté, les psychologues qui exagèrent de la sorte le rôle et les fonctions de l’habitude ont recours à des comparaisons qui nous semblent manquer d’exactitude. Un des plus pénétrants et des plus ingénieux, M. Lemoine, suppose que l’habitude se comporte à l’égard de la mémoire de même façon que pour tous les faits où le passé se répète dans le présent. Elle est, dit-il, à l’égard de la production des idées ce qu’elle est à l’égard des mouvements musculaires qu’elle facilite, tels que le jeu des doigts du musicien qui touche d’un instrument. Il y a ici, il nous semble, une confusion à relever. La facilité acquise à faire certains mouvements ne se confond pas avec ces mouvements eux-mêmes ; bien que devenus plus faciles par la répétition, ce sont deux choses qui demeurent bien différentes. La disposition à faire un acte n’est nullement cet acte lui-même. L’habitude ne peut que frayer les voies ; elle est la condition de la reproduction plus facile des idées comme des mou-