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F. BOUILLIERce que deviennent les idées

avec Leibniz : « L’âme, toute simple qu’elle est, enveloppe à chaque instant une multitude de connaissances de divers degrés. »

Assurément, on ne peut se représenter l’esprit, suivant une comparaison de Fénelon, comme un cabinet de peinture dont les tableaux se rangeraient et se remueraient au gré du maître de la maison. D’abord il s’en faut de beaucoup que les idées se rangent et se remuent à notre gré ; en outre, la plupart sont reléguées dans des galeries mal éclairées où l’œil a peine à les discerner. De plus, pendant l’oubli, elles sont loin de garder la même clarté et la même distinction que lorsqu’elles étaient présentes à la conscience et à la mémoire. De claires et distinctes qu’elles étaient, elles sont devenues obscures, confuses, indistinctes ou latentes, le mot employé par un grand nombre de psychologues. Cet état latent, cette éclipse presque totale, est précisément la grande objection contre la conservation des idées. Peut-on dire que les idées continuent d’exister alors qu’elles sont comme si elles n’existaient plus, ou que ce qui en reste est comme s’il n’en restait absolument rien ? L’hypothèse de la persistance des idées est accusée d’être en contradiction avec l’expérience intime de chacun et en contradiction avec elle-même. Cette contradiction existerait réellement si, par idées latentes, nous entendions des idées sans conscience, des pensées auxquelles on ne pense absolument pas.

La conscience de soi-même est en effet essentielle à la pensée ; des pensées auxquelles on ne pense pas ne sont qu’une vaine fiction, cogitationes de quibus non cogitatur inane commentum, comme dit Arnauld dans sa réfutation des pensées imperceptibles, auxquelles Nicole et Lamy avaient eu recours pour défendre l’universalité des principes de la loi morale[1]. Condillac a dit, non moins bien qu’Arnaud : « Une perception qui ne s’aperçoit pas serait une chimère. Supposer une perception, c’est supposer un objet perçu ; j’aimerais autant qu’on dît : j’aperçois sans apercevoir[2]. » Nous n’avons garde de nous mettre sur ce point en opposition avec Arnauld et Condillac. Il n’est pas sans doute facile au premier abord, dirons-nous avec Leibniz, de comprendre qu’une chose puisse penser et ne pas sentir qu’elle pense. Mais lui-même nous ouvre immédiatement la voie pour sortir de la difficulté. Il faut, ajoute-t-il, considérer que, comme nous pensons une foule de choses à la fois, nous ne prenons garde qu’aux pensées les plus distinguées[3]. Ces pensées non distin-

  1. Règles du bons sens, 5e article.
  2. Essai sur l’origine des connaissances humaines, chap. 
  3. Nouveaux essais, liv.  II, § 19.