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Enfin, elle a, cette fois-ci encore, noté un changement, non pas en elle, mais dans son entourage, au moment où la suggestion opérait : Elle n’a plus vu que madame. C’est bien là un caractère du rêve, de se détacher sur un fond noir, ce qui lui donne une vivacité de contraste. Ce changement de lieu peut être si absolu — aucun hypnotiseur n’en doutera — que, sous l’empire de la suggestion, une jeune fille s’imaginera être dans sa chambre à coucher, au moment de se mettre au lit, et qu’elle ne fera aucune difficulté de procéder devant vous, devant le monde, aux détails de sa toilette de nuit. Ce qu’on a appelé l’absence de la pudeur dans le rêve ne tient pas souvent à autre chose.

On peut se demander, comme je l’ai fait plus haut à propos des expériences précédentes, s’il n’y a pas continuité de sommeil entre le moment où le sujet est hypnotisé et le moment où la suggestion entre en jeu.

Quoique peu disposé à admettre qu’il en fût ainsi, j’ai voulu en avoir le cœur net, et pour cela, je procédai, ce même soir, de la manière suivante.

L’une des aiguilles à tricoter dont M….. se sert est fortement déformée. Je lui suggère qu’au bout de trois aiguilles, elle devra chercher à la redresser. On va voir pourquoi j’ai choisi le chiffre trois.

Par une circonstance fortuite, la suggestion faite, M….., sans attendre que je la réveille, ouvre les yeux et se remet à tricoter. C’est une simple anticipation. Elle ne fait que me prévenir en exécutant d’elle-même ce qu’on lui a fait faire par deux fois ce soir. Dialogue : « Dormez-vous[1] ? — Non (comme je l’ai dit précédemment, M….. n’a pas une conscience si nette de son sommeil que J….. ; ou, peut-être bien encore, n’est-elle pas aussi bien stylée). — Si fait ; la preuve, c’est que je vais vous éveiller par mon souffle. » Je l’éveille, en effet ; secousse des épaules et sourire.

Elle continue son ouvrage. La troisième aiguille épuisée, elle s’arrête, embarrassée : car l’aiguille à redresser est dans le bas. Elle ferme les yeux, et se remet à tricoter tout endormie.

Je la réveille de nouveau et je l’interroge. Elle me reproduit textuellement la suggestion que je lui ai donnée ; mais elle croit avoir redressé l’aiguille, et il ne m’a pas été facile de la détromper, parce qu’elle m’a soutenu qu’elle ne saurait la rendre plus droite qu’elle n’est.

Ainsi, se trouvant en face d’une quasi-impossibilité, elle a trouvé commode d’escamoter l’ordre en l’accomplissant en rêve. Je croyais

  1. 1. Voir de l’Influence, etc., p. 156. Inutile de faire observer que, si le sujet est endormi, les réponses aux questions faites sur son état ne méritent aucune confiance. Il répondra ce qu’on voudra.