Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIII.djvu/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
129
DELBŒUF.de la prétendue veille somnambulique

veux pas écrire ici, je veux écrire à la cuisine. » Je cesse d’insister. Je n’ai pas d’autre signe de son état hypnotique que le ton insolite de son langage. Elle descend et exige papier, plume et encre des autres servantes. Celles-ci ne comprennent rien à ses allures impatientes et impérieuses… Sur ces entrefaites j’arrive ; elles me demandent si elle n’est pas endormie. Je réponds évasivement, mais l’air résolu qu’elle porte sur sa physionomie ne me laisse maintenant aucun doute. Elle a enfin obtenu ce qu’il lui faut ; seulement, je lui ai fait donner, non du papier à lettres, mais un chiffon inqualifiable. Elle ne s’en offusque pas : preuve de l’hypnose. Toutefois elle ne veut toujours pas écrire en ma présence. Je lui dis qu’elle ait à remonter avec J….. quand elle aura fini, et à me montrer sa lettre.

Je rentre dans mon bureau. Quelque temps après, J….. monte me dire que M….. n’a pas voulu lui donner la lettre, et la suit. M….. revient en effet. Elle reprend son tricot. « Et la lettre, M….. ? — Elle est écrite. — Où est-elle ? — Je l’ai cachée. — Pourquoi ? — Parce que J….. voulait me la prendre. — Où l’avez-vous cachée ? — Dans la portière. » M….. a un air franchement mécontent que je lui ai rarement vu. Je l’entretiens néanmoins de choses quelconques. Elle répond brièvement et d’un ton sec. Je ne sais si elle veille ou si c’est qu’elle dort. — « M….., êtes-vous endormie ? — Je ne crois pas, monsieur. » Je lui souffle dans la figure. Elle se réveille, toujours un peu comme en sursaut, et sourit.

Le souvenir est absolument intact. Elle me raconte toute la scène à peu près comme je l’ai décrite. Je voudrais savoir si elle n’a pas constaté de changement dans sa manière d’être au moment où, quittant son ouvrage, elle m’a annoncé qu’elle descendait à la cuisine. Je ne puis obtenir d’elle d’indication d’aucune espèce sur ce point, sinon qu’ « elle devait nécessairement dormir, sans quoi elle n’aurait pas fait ce qu’elle a fait ».

Je la congédie ; mais je la suis pour reprendre la lettre et m’assurer que tout est bien comme elle l’a dit. Elle devine mon intention ; car elle va de plus en plus vite. Elle plonge la main dans la portière, fait tomber la lettre, sur laquelle je mets le pied et dont j’entre ainsi en possession. Elle rit, bien qu’un peu vexée.

La lettre a été écrite à deux reprises, je ne sais pourquoi ; peut-être parce que, comme le papier était avec en-tête (c’était un fragment d’une note de fournisseur) elle s’est aperçue qu’elle avait commencé, l’en-tête en bas : « Mon cher père, je m’empresse de vous faire savoir que… » Elle a ensuite retourné le papier, et écrit ceci : << Mon cher père, je m’empresse de vous faire savoir qu’à Liège tout