Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIII.djvu/135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
125
DELBŒUF.de la prétendue veille somnambulique

rément au point de le gêner. Pour le soulager, elle irait chercher un peigne dans la chambre voisine, et le peignerait jusqu’à ce que ses cheveux eussent repris leur longueur normale. Immédiatement après, elle devait s’éveiller.

J… et M… sont appelées. La recommandation faite, je les endors toutes deux, dicte à J… la suggestion et la réveille. Pour passer le temps et occuper son esprit, nous faisons différentes expériences avec sa sœur. Celle-ci tricote les yeux fermés. M. de R… lui ordonne de se réveiller et de se rendormir successivement après un nombre de points, qu’il lui fixe. Ces choses intéressent le docteur si bien, qu’il en oublie de boire. Tout ce temps, J… coud, jetant sur sa sœur, par intervalles, un coup d’œil curieux. Mais voilà que le docteur, sans penser plus loin, prend son verre et y boit. À ce moment J….. avait les yeux fixés sur son ouvrage ; mais elle a comme le sentiment qu’il vient de boire, et elle le voit qui remet sur la table son verre à moitié vide. À l’instant elle dirige des regards étonnés sur la chevelure du docteur. Elle est visiblement dans l’hypnose. Le docteur continue à ne se douter de rien ; il lui adresse la parole : « Son père est-il Allemand ? — Non, monsieur, mais il a été souvent en Allemagne. — A-t-elle des frères ? etc. » J….. répond à toutes ces questions d’une voix forte et claire, sans quitter des yeux la tête de son interlocuteur. Son air est celui d’une personne qui a quelque chose de pressé à faire, qu’un importun retient, mais qui ne veut pas se montrer impolie.

Enfin M. de R….. est au bout de ses questions. J….. se lève et, sans mot dire, prend le chemin de la chambre, et revient bientôt avec un peigne. M. de R….. n’y comprend rien. Je dois lui faire observer qu’il a bu son verre. Il ne s’en était pas aperçu, non plus que de l’air dont J….. le considérait. Il n’avait rien remarqué d’insolite dans sa physionomie[1].

Voilà donc J….. qui se met à peigner longuement et délicatement la forte chevelure du docteur ; ses mouvements indiquent clairement qu’elle voit les cheveux beaucoup plus longs qu’ils ne le sont en réalité. Quand elle les juge suffisamment raccourcis, au lieu de s’éveiller comme c’était dit, elle se remet dans son fauteuil, ferme les yeux en tenant le peigne en l’air, et reste dans cet état une à trois minutes (je ne puis mieux préciser, n’ayant pas songé à contrôler le temps). Elle les ouvre enfin spontanément, les arrête un instant sur le peigne, les dirige ensuite sur moi, tout chargés d’interrogations et de méfiance ; puis elle sourit et se souvient. Elle raconte

  1. Je rappelle ce trait curieux dans mon article sur l’Influence, et p. 157.