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À ce moment, M….. était certainement réveillée. Elle avait la pleine conscience de la réalité extérieure ; elle se souvenait d’avoir reçu de moi un ordre qu’elle jugeait, dans sa pudeur, inexécutable, et elle venait s’excuser près de moi de ne pas y obtempérer.

À quel moment au juste le réveil avait-il eu lieu ? je n’en sais rien. Le lendemain, elle confiait à ma femme qu’elle avait eu une singulière envie d’embrasser M. A….. et que cette envie n’était pas encore passée. Le surlendemain, à moi-même, elle faisait la même confidence. J’ai noté souvent cette persistance d’une envie non satisfaite, même quand on estime que la satisfaction causera déplaisir.

À huit heures, on se mit à table. Au moment du premier service, craignant une méprise, je vais près de J….., qui servait avec sa sœur ; je lui rappelle le singulier conseil que M. Masius lui a soufflé, et je lui recommande bien de ne pas le suivre. « Je ferai attention, dit-elle, je n’ai garde. » Le temps me manquait pour m’enquérir si elle avait en ce moment quelque conscience du tour qu’on voulait lui jouer. Je m’en informai le lendemain. Elle n’en avait, m’a-t-elle dit, nulle idée ; aussi n’avait-elle rien compris à ma recommandation ; elle croyait à une plaisanterie.

Le premier service s’est passé dans les règles. On est dans l’attente. Arrive J….. avec le second plat. M. A….., qui est bien placé pour voir son entrée, s’écrie : « Monsieur, prenez garde, elle a un drôle d’air, elle va le jeter ! » J….. a, en effet, un drôle d’air ; je l’observe ; elle s’approche de ma femme : « Madame, lui dit-elle, permettez-moi de vous embrasser. » Elle l’embrasse, la sert, puis s’arrête un instant comme indécise. Il est plus que temps ; je m’élance vers elle : « Donnez-moi le plat. » Elle résiste. Je le lui prends de force et le passe à sa sœur. Je souffle dans la figure de J….. Elle se secoue tout à fait comme si elle se réveillait, mais elle garde son sérieux et son air résolu. Je l’exhorte à rappeler ses esprits. Au lieu de cela, elle se rapproche de sa sœur pour lui reprendre le plat, avec une obstination telle que je juge prudent de la tenir à l’écart tout le temps du second service.

Bien m’en avait pris. Le lendemain, J….. nous confessait qu’elle n’aurait jamais pu s’empêcher d’embrasser Madame ; pour le reste, son esprit ne le démêlait pas très bien ; elle avait certainement envie de laisser tomber le plat, non à terre, mais plutôt sur M. Masius ou entre lui et ma femme ; mais elle ne saurait assurer qu’elle l’eût fait.

Nous voyons encore une fois le sujet en état de préciser convenablement ses impressions passées ; ses souvenirs sont fidèles et ses révélations cadrent parfaitement avec les faits.